Londres, par un petit matin pluvieux…

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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Sans accord de transition, le Brexit est un choc majeur pour un tas de secteurs au Royaume-Uni et dans l’UE. Le déblocage passera-t-il par une crise politique?

Le bug informatique de l’an 2000 n’a pas eu lieu, non pas car le risque était inexistant mais parce que, bien en amont, tout avait été préparé pour qu’il ne se réalise pas. Dans le champ politique et économique, le Brexit risque de tout faire buguer. C’est pourquoi il est presque incroyable qu’à neuf mois de l’échéance, aucune décision n’ait déjà été prise pour éviter, ou au moins différer, le problème. Sans accord de transition, le Brexit est un choc majeur pour un tas de secteurs (transports, finance, commerce) au Royaume-Uni et dans l’UE. Faut-il en passer par une crise politique pour que les négociations aboutissent enfin?

Examinons l’hypothèse du crash Brexit

Faisons l’hypothèse qu’aucun accord de transition ne soit conclu entre le Royaume-Uni et le reste de l’UE avant le 29 mars 2019 à minuit (11pm heure de Londres). Le RU sera dégagé des liens établis pendant 46 ans dans l’UE. Le 30 mars au petit matin, pluvieux il va sans dire, voici ce que pourrait être la situation:

Chaos dans les ports – La majorité du commerce entre le RU et le continent se fait aujourd’hui par camions (plus transit par bateau ou train). A Douvres par exemple transite un cinquième du commerce de marchandises. A ce jour les contrôles sont quasi-inexistants. Sans accord de transition, la fluidité des échanges sera remise en question. Les 145'000 entreprises britanniques qui ne commercent qu’avec l’UE devront faire des déclarations de douane, plusieurs centaines de millions par an à un coût estimé entre 15 et 55£. En somme, il faudra prévoir du temps pour les contrôles, des agents formés pour les effectuer, de l’espace pour stocker les marchandises en attente, sans compter de nouveaux droits de douane. Aucune de ces contraintes n’est insurmontable si une préparation a été menée en amont. Elle peut prendre des années mais, à ce jour, rien de tel n’a été préparé de manière sérieuse. Selon la presse, le gouvernement envisagerait de manière officieuse une congestion du trafic dès le premier jour au port de Douvres.

Arrêt du transport aérien – Tous les certificats (pilotes, avions, aéroports) délivrés par l’Agence européenne de sécurité aérienne perdront leur validité. Le régulateur local, la Civil Aviation Authority, n’a rien prévu pour remédier au problème. Les compagnies aériennes anglaises ne pourront plus se prévaloir des accords signés avec l’UE ou par l’UE avec des pays-tiers. Selon le Daily Telegraph, le RU serait proche d’un accord sur ce point avec les Etats-Unis, ce qui reste à confirmer, mais cela ne traite qu’une faible partie du problème. Au total, des solutions d’urgence seront probablement trouvées mais, là encore, le choc au jour J sera considérable, sans espoir de retour instantané à la normale.

Brouillard sur les activités financières – Le Brexit est un risque pour le secteur financier, qu’il s’agisse de la continuité des contrats existants ou de la fourniture de nouveaux services. Londres est de loin la première place financière européenne, à l’origine d’une part considérable des services de banque de gros dans le reste de l’UE et de la compensation des produits financiers libellés en euros. La perte du passeport financier et des barrières sur l’échange de données personnelles peuvent perturber ces activités et entraîner une hausse des coûts d’intermédiation financière et de gestion d’actifs. Il y a là non seulement un choc direct pour la City mais plus largement un risque d’instabilité financière partout en Europe.

Perturbation de la vie quotidienne – Près d’un tiers de la nourriture consommée au RU vient du reste de l’UE, une large partie des médicaments aussi. Dans ce dernier cas, on peut faire des stocks (si on s’y prend à l’avance) mais ce n’est pas le cas des produits alimentaires frais. Une pénurie ou, au moins, des lourds problèmes d’approvisionnement peuvent se produire. Là encore, sortir du cadre légal (contrôle, certification) fourni par l’UE ne peut pas se faire sans heurt tant qu’on ne sait pas si une autorité britannique est en mesure de s’y substituer rapidement. Un grief constant contre l’UE, non toujours dénué de fondements, est sa bureaucratie et ses normes. En cas de crash Brexit, la population britannique pourrait rapidement faire l’expérience que le prix à payer pour s’en débarrasser est très élevé. 

L’état d’impréparation commence à peser sérieusement
sur les décisions des entreprises.

Tout ce qui précède est qualifié de «Project Fear 2» par les Brexiteers, de même qu’ils qualifiaient de «Projet Fear» les arguments de leurs opposants durant la compagne référendaire du printemps 2016. Comme l’économie britannique ne s’est pas effondrée au lendemain du référendum (même si elle s’est affaiblie en deux ans), ils prétendent que ces craintes sont à nouveau exagérées. Il y a toutefois plusieurs différences avec la situation de 2016.

  • Primo, à ce jour, rien n’a changé. C’est la sortie effective de l’UE à compter du 30 mars 2019 qui crée une discontinuité. Avant le RU était un pays membre avec quelques clauses d’opt-out, ensuite, il sera un pays tiers, ni plus ni moins.
  • Secundo, le scénario décrit plus haut s’appuie sur de nombreux rapports provenant du Parlement ou de l’administration britanniques. Ce n’est pas de la propagande électorale puisqu’il n’est pas question d’organiser un autre référendum.
  • Enfin, l’état d’impréparation commence à peser sérieusement sur les décisions des entreprises. Ce n’est pas un hasard si, ces deniers jours, diverses sociétés (avionneur, constructeur automobile, banques) ont multiplié les mises en garde. Il leur faut envisager des plans permettant, autant que possible, la continuité de leur activité même dans le scénario de crash Brexit. L’anxiété qui peut en résulter est d’ailleurs peut-être le meilleur moyen d’obliger le gouvernement de Theresa May et sa majorité à clarifier leurs positions.

Au moment du référendum de juin 2016, de nombreuses études ont tenté de chiffrer l’impact du Brexit. Différents types de sortie (hard/soft, best case/worst case) conduisent à des évaluations diverses mais deux résultats sont bien établis:

  1. Le niveau d’activité au RU est à moyen terme plus bas que dans un scénario de maintien dans l’UE (pour environ 3-4 points en moyenne)
  2. La principale cause de cette perte d’activité tient à la contraction du volume des échanges (s’ajoutent des effets négatifs sur l’investissement et la qualification de la main-d’œuvre).
Risques liés aux barrières non-tarifaires

Outre le rétablissement des droits de douane, ce sont les barrières non-tarifaires (contrôles, réglementations) qui vont peser sur le commerce en rendant les chaînes de production et d’approvisionnement plus longues, plus coûteuses et plus incertaines. Vu la faible taille du marché intérieur britannique par rapport au reste du continent, le coût devrait être plus fort au RU (graphes). Mais certains pays (Irlande) ou secteurs (auto) risquent aussi d’en pâtir lourdement dans le reste de l’UE.

Poids économique et population
Source: Thomson Reuters, Bloomberg, Oddo BHF Securities

 

Relations commerciales bilatérales

 

En somme, un crash Brexit serait sûrement le choc économique le plus sévère depuis la crise de 2008. La seule question qui devrait primer désormais est de savoir comment l’éviter, ce qui suppose de s’entendre sur une transition entre la participation à l’UE (la situation actuelle)… et un autre régime (encore à définir).

Lors des derniers sommets de l’UE, en décembre 2017 et mars 2018, une entente de principe a été trouvée pour prolonger la situation actuelle presque à l’identique jusqu’en décembre 2020. Cela donnerait 21 mois de plus pour se préparer.

La question irlandaise résume à elle seule l’incohérence logique
des «lignes rouges» posées par Theresa May.

Le problème est que cet accord repose sur des non-dits ou des ambiguïtés. La question irlandaise – comment éviter l’établissement d’une frontière entre les deux parties de l’île – résume à elle seule l’incohérence logique des « lignes rouges » posées par Theresa May pour se concilier l’appui de l’aile dure du parti conservateur. Des membres du gouvernement ont proposé deux systèmes pour gérer le cas irlandais, mais aucun n’a l’aval de Bruxelles, ni d’ailleurs ne semble à même d’être opérationnel en temps voulu. L’un (max-fac) viserait à faciliter au maximum, d’où son nom, les échanges en Irlande sans recourir à des contrôles physiques mais en utilisant la technologie. L’autre (customs partnership) verrait le RU collecter au profit de l’UE les taxes associés à ces échanges, une situation inédite pour un pays-tiers. Le sommet du Conseil Européen de cette semaine devrait constater que les conditions pour s’entendre sur la transition ne sont pas encore garanties, laissant vivace le scénario de no-deal. 

Recherche d’un compromis 

En dépit de déclarations martiales (no deal is better than a bad deal), il est difficile de croire que cette option puisse être délibérément choisie par le gouvernement de Theresa May. Il est plus rationnel de tabler sur la recherche d’un compromis, ce qui suppose deux clarifications : l’une entre le RU et l’UE, l’autre, peut-être plus délicate, entre Theresa May et sa majorité. 

  • La majorité parlementaire de Theresa May est fragile. Sa survie vient de ce que ses nombreux adversaires sont trop divisés pour tenter un coup et le réussir. La ligne dure des Brexiteers réunie autour de Jacob Rees-Moog aurait dit-on assez de soutiens pour contester le leadership de Mme May au sein du parti conservateur mais pas assez pour réunir une majorité au Parlement. Les Remainers se retrouvent dans différents partis ce qui rend difficile leur alliance. Jeremy Corbyn, le chef des travaillistes, n’est pas très inspirant pour les conservateurs pro-européens. Rien n’assure que les positions se décantent dans l’immédiat. A l’échelle des tractations politiciennes, les neuf mois jusqu’au Brexit-Day paraissent une éternité. En tout état de cause, on peine à imaginer une clarification sans une crise politique de plus ou moins grande intensité, remaniement ministériel, changement de Premier ministre ou nouvelles élections. 
  • Concernant le fond de l’accord futur RU-UE, on peut faire deux observations. Primo, il n’y a pas de solution permettant d’accommoder toutes les «lignes rouges». Secundo, la Commission n’a pour l’instant rien lâché dans les négociations, sans être démentie par le Conseil. Cela implique qu’un compromis exige davantage de concessions du côté britannique qu’européen.
Plusieurs pays sont réputés hostiles à un plan
qui reviendrait à détricoter le marché unique.

Une idée en vogue actuellement serait que le RU propose de rester dans le marché unique pour les biens, tout en y associant des régimes de reconnaissance réciproque pour les services. Le raisonnement serait que l’UE pourrait accepter une telle entorse au principe des quatre libertés du fait de son net avantage comparatif dans le commerce de biens. Ce nouveau plan pourrait être présenté lors d’une réunion de l’ensemble du cabinet britannique prévue les 5-6 juillet. Il n’est pas toutefois sans poser quelques problèmes. Le plus évident est qu’un marché unique limité aux biens est une chose qui n’existe pas. Cela exige donc de la créativité juridique. Par ailleurs, il n’est pas toujours simple dans la réalité de distinguer les biens et les services. De plus, le commerce de marchandises entre RU et UE dépend largement de la réglementation sur les services de transport. Enfin, plusieurs pays sont réputés hostiles à un plan qui reviendrait à détricoter le marché unique et fausserait la libre concurrence. En poussant la logique, on n’est pas loin d’aboutir à un modèle à la Suisse, c’est-à-dire où tout a été négocié au cas par cas. C’est un régime absolument honni à Bruxelles, et qui au demeurant requérait de la part du RU d’accepter la liberté de circulation des personnes. 

En somme, il est à craindre que la prochaine proposition britannique soit, comme les précédentes, vague, ouvrant beaucoup de droits au RU mais peu diserte en matière de devoirs. Ce faisant, on repousse la date-limite pour la signature de l’accord de retrait, peut-être vers la toute fin de cette année, ce qui laisse de quoi faire monter l’anxiété devant la menace d’un crash Brexit.