Les prédicateurs du changement

Martin Neff, Raiffeisen

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Le taux d’exportation élevé de la Suisse est une success story, même ou justement parce qu’il a sans cesse été remis en question.

A vrai dire, j’ai toujours été un fan de l’industrie. Il faut dire que l’on y produit quelque chose que l’on peut non seulement voir, mais aussi toucher. Quelque chose qui a une utilité directe et immédiate après l’achat et qui libère même souvent des émotions. Tout le monde sait que certains (hommes) sont surexcités à l’idée de leur nouvelle voiture. Une montre-bracelet peut susciter de l’euphorie, tout comme des sous-vêtements de créateur, des vêtements à la mode ou, pourquoi pas, un smartphone. N’oublions pas non plus un bon repas, confectionné à la main et avec amour. Et quand on enfonce un clou dans un mur à coups de marteau, que l’on bricole ou que l’on tond la pelouse, on mesure ensuite directement l’étendue de la tâche accomplie. Aucun conseil ne me procure ce genre de sensations.

Cela fait pourtant des décennies que je travaille dans le secteur tertiaire, comme la majorité de la population en Suisse. A deux reprises, j’ai effectué des petits boulots dans l’industrie pendant les vacances universitaires. Pour un étudiant, je percevais à l’époque un salaire mirobolant, mais je préfère vous épargner les détails de mes activités, qui expliquent en partie cette formidable rémunération. Sachez juste qu’elles étaient tout sauf propres et tranquilles. La simple idée de devoir faire un tel travail pendant toute une vie était pour moi une raison suffisante de choisir un travail de bureau. Celui-ci promettait quand même un peu plus de commodité et aussi davantage de changement par rapport à un établi. Le secteur bancaire me paraissait particulièrement évident. Il était très en vogue à l’époque. Des salaires presque indécents, un cadre valorisant, une forte considération sociale et différents atouts de toute sorte, faisaient à l’époque des banques un concurrent imbattable dans la lutte pour les talents. Il suffisait du terme «Director» sur la carte de visite d’une banque pour être un homme arrivé, disait-on à l’époque. Seules les sociétés de conseil en entreprises jouissaient d’une aura encore plus grande, lors des discussions d’avenir au restaurant universitaire, au début de ma carrière. On devait donc logiquement étudier le droit ou l’économie. C’était effectivement le moyen de gagner beaucoup d’argent sans avoir à se salir les mains.

La Suisse, une nation industrialisée

Nous savons tous qu’il y a aujourd’hui de moins en moins de marchandises échangées contre de l’argent. Nous consommons désormais beaucoup plus de prestations que de marchandises. Dans ce type de consommation, il n’est toutefois guère question de happening comme peut en promettre le shopping. Tu parles d’une frénésie d’achat. Qui pourrait d’ailleurs éprouver de l’ivresse une fois qu’il a payé les impôts et les primes d’assurance, qu’il est passé chez le notaire ou qu’il a dû se présenter dans la commune à propos des taxes d’ordures ménagères. Même le fait d’aller chercher les petits pains le dimanche matin constitue un vrai temps fort en comparaison avec le déplacement à la commune. Quel que puisse être le manque d’attrait de la consommation de prestations, celle-ci progresse néanmoins de façon inarrêtable. Aux Etats-Unis, la part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) n’est plus aujourd’hui que de 18% à peine. En Suisse, qui est, à côté de l’Allemagne, le seul des rares pays industrialisés hautement développés à encore mériter ce nom, cette valeur est de l’ordre de 25% à 30% selon les estimations et les sources. En termes d’emplois, la part de l’industrie est encore plus faible avec tout juste 22%. Il semblerait toutefois que l’industrie soit aujourd’hui un peu plus créatrice de valeur que le secteur tertiaire, dont la part des emplois est supérieure à sa part dans la création de valeur, à la différence de l’industrie. En Suisse, ce phénomène est particulièrement marqué. Notre taux d’exportation (exportations mesurées à l’aune du PIB) extrêmement élevé est tout aussi marqué et s’élève à 65% (à peine 20% en Chine). Comment expliquer une telle situation?

En forme grâce à des mesures draconiennes 

Le taux d’exportation élevé de la Suisse est une success story, même ou justement parce qu’il a sans cesse été remis en question. On ne compte plus les branches exportatrices suisses qui semblaient vouées à disparaître, alors que la situation a finalement pris une autre tournure. Notre monnaie a toujours constitué le principal défi. Elle a toujours eu tendance à être forte, raison pour laquelle nos producteurs ont dû se réinventer presque quotidiennement. L’économie exportatrice suisse a également semblé être menacée un temps par la mondialisation, avant d’en profiter et de nombreux prophètes ont profité du rejet de l’EEE en 1992 pour prédire la mort des exportations suisses. Et pourtant, nous sommes toujours en pointe. Ce n’est pas malgré la monnaie forte, mais sans doute plutôt grâce à elle. Elle fait subir à notre industrie un entraînement dur, mais aussi perpétuel. C’est précisément le facteur de réussite, comme dans le sport. Ou connaissez-vous un sportif de haut niveau qui réduit progressivement ses efforts à l’entraînement et reste néanmoins en pointe au niveau mondial? C’est peu probable. Tout comme je ne connais pas d’athlète qui aurait réussi à gagner des places, uniquement avec des économies. Vouloir économiser des coûts dans un pays à prix élevés tel que la Suisse afin de rester compétitif ne peut fonctionner à terme, à moins de réduire également les salaires. L’entraînement intensif reste donc l’unique solution. Le secteur tertiaire peine un peu plus dans ce domaine que le secteur de la construction ou l’industrie.

La banque en queue de peloton 

Le gros œuvre en Suisse produit aujourd’hui autant de logements qu’il y a une trentaine d’année, avec environ moitié moins de personnel. Le secteur de la construction a fortement souffert de la crise immobilière des années 1990 et a pratiquement dû se réinventer après. Ce fut difficile et douloureux, mais le secteur a fini par reprendre pied. Aujourd’hui, les métiers du bâtiment ne sont plus aussi lucratifs qu’autrefois, mais ils restent toujours attrayants. Les entrepreneurs ne gagnent plus un argent fou, mais ont des revenus plus durables. La mutation du secteur a pris une décennie et a entraîné la disparition d’un tiers des opérateurs. Mon fils envisage même de choisir le secteur de la construction comme employeur futur. Ses arguments juvéniles mais néanmoins pertinents: un bon salaire, on ne produit pas que du papier ou de l’air chaud, on passe la journée au grand air et il y aura toujours besoin de constructions, qu’elles soient neuves ou rénovées. Les diplômés sont aujourd’hui de moins en moins nombreux à évoquer le secteur bancaire. Le cap y aurait été franchi depuis longtemps et l’image ne serait plus aussi brillante, après les nombreuses crises financières, le sauvetage par l’Etat et après que les dirigeants se soient concentrés presque exclusivement à la défense sur le front des bonus. Mon fils estime aussi que le secteur de la haute technologie ne serait plus aussi intéressant. Il aurait été impliqué dans trop de scandales et connaîtrait une situation comparable à celle de Wall Street dans les années 1980. Le secteur commencerait en outre à réaliser des économies de coûts, sans pour autant développer d’idées pour de nouvelles activités ou prestations. Il leur conseillerait d’aller faire un tour sur un chantier plutôt que de prêcher le changement.

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