Les millenials bousculent les habitudes

Philipp Mettler & Stéphane Destraz, J. Safra Sarasin

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Le goût de la génération Y pour la technologie redessine de nombreux secteurs, en particulier la distribution. La mutation n’en est qu’à ses débuts.

Les millenials, ces jeunes âgés de 15 à 34 ans qui forment la «génération Y», sont plus nombreux que toutes les autres tranches d’âge et sont les plus influents sur les tendances de consommation. Cette génération entre actuellement dans la meilleure partie de la vie active et son pouvoir d’achat est déjà supérieur à celui des autres groupes démographiques. Cette population hyperconnectée fait ses achats partout et à tout moment, en ligne ou dans les magasins, et elle est moins fidèle aux marques que les générations qui l’ont précédée. Ses modes de vie sont différents, elle s’alimente autrement et possède une plus grande conscience écologique que la génération précédente.

Comprendre la génération Y est essentiel
pour identifier les tendances de consommation futures. 

La génération Y est la plus nombreuse jamais recensée et, à l’heure où elle atteint ses meilleures années en matière de vie active et de consommation, son impact sur l’économie s’annonce considérable.

Le pouvoir d’achat des millenials va dépasser celui de toutes les autres générations
Sources : Financial Times, World Data Lab, 2018

 

Ajoutons que la génération Y est devenue adulte à une époque marquée par le changement technologique, par la mondialisation et par la croissance économique. Elle présente également les caractéristiques suivantes:

  • Le pourcentage de jeunes gens mariés a chuté de plus de 50% depuis les années 1960. Les millenials ont des enfants plus tard, une tendance encouragée par l’amélioration du système de santé. Il s’ensuit que la part de revenu disponible pour les dépenses discrétionnaires a augmenté, et pour une durée plus longue.
  • La génération Y n’a pas la même relation à la propriété, ce qui a contribué à l’émergence de « l’économie du partage » ou de la « consommation collaborative ». Elle valorise davantage les expériences - qui sont la plupart du temps uniques et qu’elle peut aisément faire partager – à l’acquisition d’objets. 
  • Le goût de la génération Y pour la technologie est en train de redessiner de nombreux pans de l’économie, en particulier le secteur de la distribution. Comme ils peuvent s’informer sur les produits, lire les avis des consommateurs et comparer les prix, les millennials se tournent vers des marques susceptibles de leur offrir un maximum de confort au meilleur prix.
  • Ils attachent une grande importance au bien-être et consacrent du temps et de l’argent au sport et à une nourriture saine. Leur mode de vie actif influe sur tous les secteurs d’activité, de l’alimentaire et des boissons à la mode. 
  • La génération Y veut rester et vivre en ville, où l’environnement est devenu plus sûr, un phénomène qui accélère le processus d’urbanisation à l’échelle mondiale. 
La préférence de la génération Y pour le commerce en ligne
transforme le modèle économique traditionnel du magasin «en dur».

Les membres de la génération Y ne dépensent pas leur argent de la même manière que leurs parents. Premièrement, où vont-t-ils faire leurs courses? Parmi les changements marquants des dix dernières années figure la montée en puissance des achats en ligne au détriment des magasins physiques. Bien que ces derniers aient indéniablement conservé une raison d’être – d’où les stratégies multicanal des entreprises – les millenials dépensent aujourd’hui une large part de leurs revenus sur internet.

Performance boursière des sociétés de vente en ligne ou de commerce traditionnel (base 100 en 2008)
Panier de valeurs du commerce en ligne* : Amazon, Wayfair, Asos, Zalando, Alibaba –Panier de valeurs du commerce traditionnel* : Inditex, H&M, BestBuy, Macy’s, Marui 
*Équipondéré, en monnaies locales
Sources: Reuters Eikon, J. Safra Sarasin Research, 2018 

 

Ce changement de canal amène l’investisseur à s’interroger sur l’avenir des modes de distribution traditionnels « en dur » et l’incite à se montrer prudent dans sa sélection de valeurs. En effet, ces mutations se sont traduites par des performances boursières très différentes entre les grands acteurs de la distribution.

La génération Y se nourrit différemment…

Le mode de vie des millenials n’a rien à voir avec celui de leurs parents. Comme ils ont choisi de vivre dans les grandes villes, ils subissent les effets négatifs de l’urbanisation, à savoir les embouteillages et les longs trajets quotidiens entre domicile et lieu de travail. La génération Y est également plus active : elle est moins souvent chez elle et se nourrit de manière plus saine. Cette tendance a particulièrement bouleversé la façon de prendre le petit-déjeuner. Il semblerait en effet que cette génération saute ce premier repas, ou qu’elle achète de quoi manger sur le chemin du bureau. Ces nouvelles habitudes ont engendré des mutations structurelles pour la croissance de certaines catégories de produits alimentaires, comme les céréales de petit-déjeuner, pour ne donner qu’un exemple. Alors que les céréales constituaient autrefois le premier choix des consommateurs pour le petit-déjeuner à la maison, cette catégorie est aujourd’hui sur le déclin et les principaux acteurs de ce segment, tels que General Mills ou Kellogg, voient leur volume de vente diminuer. 

Parallèlement au désamour pour les céréales de petit-déjeuner, la consommation d’autres types de produits, comme les substituts aux produits laitiers ou les snacks aux fruits, est montée en flèche. 

… ce qui n’a pas échappé aux géants de l’agroalimentaire

Entraîné par la génération Y, le revirement structurel en faveur de produits alimentaires plus sains mais aussi plus pratiques a incité les investisseurs à remettre en question des modèles économiques très peu présents sur les marchés de la nourriture « bio », comme ceux des géants de l’agroalimentaire que sont Kraft-Heinz ou Campbell Soup.

De fait, depuis 2015, lorsque ces groupes ont vraiment senti un tassement de leur croissance, les annonces de plans d’économies se sont multipliées : depuis quelques années, ces entreprises tentent de compenser la modération de leurs ventes par une hausse de la rentabilité, à travers une réduction des coûts. Toutefois, il arrive un moment où la rationalisation est telle qu’il ne reste plus de coûts à supprimer sans affecter la bonne marche de l’entreprise. Après deux ans d’économies drastiques, les géants de l’agroalimentaire ont recommencé à parler de croissance du chiffre d’affaires et à expliquer comment ils comptaient adapter leur offre pour satisfaire les goûts de la génération Y. 

Ventes de produits alimentaires et de boissons « bio », 2001 – 2016
Sources : FiBL & IFOAM, Ecovia Intelligence, 2018

 

Même si, sur le long terme, on peut saluer cette prise de conscience de la nécessité de changement des poids lourds du secteur, elle pourrait ne pas réjouir les investisseurs. Depuis 2017 en effet, nous assistons à une vague d’acquisitions de grande ampleur, au cours de laquelle les géants de l’agroalimentaire ont dépensé des milliards pour se procurer des modèles économiques en plus forte croissance, qui fabriquent des produits prisés de la génération Y: Danone a racheté WhiteWave (substituts des produits laitiers) pour environ 12,5 milliards de dollars en 2017, Campbell Soup a repris Snyder Lance (en-cas protéinés) pour environ 5 milliards de dollars en 2017 et General Mills a absorbé Blue Buffalo (alimentation des animaux de compagnie) pour quelque 8 milliards de dollars en 2018.

Les poids lourds de l’agroalimentaire ont payé des multiples très généreux pour prendre le contrôle de ces entreprises en forte croissance, ce qui a rappelé à de nombreux investisseurs qu’il n’était jamais agréable de détenir des actions de sociétés qui paient leurs acquisitions trop cher.

On peut raisonnablement s’attendre à d’autres opérations de fusion-acquisition de très grande ampleur à l’avenir sachant que les acteurs historiques du secteur sont certes bousculés, mais qu’ils disposent toujours de flux de trésorerie confortables et que le coût du financement reste bas, ce qui ne peut que les inciter à investir massivement aujourd’hui dans ce qui pourrait bien faire la différence demain. 

Conclusions pour les investisseurs

Malgré la nette surperformance des valeurs du commerce en ligne par rapport aux entreprises de distribution traditionnelles depuis dix ans, nous pensons que ce processus de transformation appelé à durer de longues années n’en est qu’à ses débuts. Les acteurs positionnés aux deux extrémités du marché (à savoir les enseignes à prix cassés et les entreprises de luxe) devraient être les moins affectés par cette tendance. 

En outre, parallèlement à l’évolution des canaux de distribution, vouée à se poursuivre sous l’influence de la génération Y, les habitudes et les goûts des consommateurs évoluent aussi. Nous prévoyons d’autres transformations au sein des épiceries, où la place des produits transformés traditionnels devrait diminuer au profit des produits plus sains et « bio », plus en phase avec les aspirations des millenials. 

Dans cet environnement en mutation, les géants de l’agroalimentaire devront faire des choix difficiles s’ils veulent être pris en compte par la génération Y. Nous pourrions donc assister à d’autres acquisitions onéreuses et à une augmentation des charges d’exploitation pour financer la recherche-développement dans de nouveaux produits et marques. Face à une telle incertitude, le potentiel de valeur de l’agroalimentaire traditionnel nous semble limité.