Les conséquences économiques d’une paix en Ukraine

Barry Eichengreen, Université de Berkeley

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Il n’est pas trop tôt pour commencer à penser à ce qui pourrait garantir la stabilité, la prospérité et la sécurité de l’Ukraine d’après-guerre.

© Keystone

La guerre de la Russie contre l’Ukraine ne montre aucun signe d’une fin prochaine, mais il n’est pas trop tôt pour commencer à penser à ce qui pourrait garantir la stabilité, la prospérité et la sécurité de l’Ukraine d’après-guerre. Deux débats ont déjà lieu: l’un concerne le financement de la reconstruction économique, l’autre les conditions de la sécurité extérieure de l’Ukraine. Le problème est que ces débats se déroulent séparément, alors même que les deux questions sont intimement liées.

Les coûts de la reconstruction sont aléatoires car le cours de la guerre l’est aussi. Le PIB de l’Ukraine avant-guerre était d’environ 150 milliards de dollars. Étant donné un rapport capital-production de trois, et en estimant qu’un tiers des équipements sera détruit, nous en revenons au chiffre de 150 milliards de dollars. Comme toujours, des hypothèses différentes produisent des scénarios différents, mais la somme de 150 milliards de dollars semble un point de départ raisonnable.

Il ne serait pas impossible à des pays donateurs de fournir le montant d’une telle aide. Ce montant ne représente qu’un sixième du plan de relance NextGenerationEU sur lequel les États membres de l’Union européenne se sont accordés en juillet 2020. Et il équivaut à un douzième de l’American Rescue plan Act que le président des États-Unis, Joe Biden, a promulgué en mars 2021.  

Il semble néanmoins anormal de demander aux États-Unis et à l’Europe de réparer ce que la Russie a détruit. Il est donc tentant de suggérer que la reconstruction de l’Ukraine devrait être financée par la saisie des avoirs russes. Les réserves gelées de la Banque de Russie, qui se montent à 284 milliards de dollars, suffiraient sans aucun doute à payer la note.

Certes, il existe pour des réparations un argument moral: la Russie a engagé une guerre injustifiée et a presque certainement commis des crimes de guerre en la livrant. On peut aussi faire valoir la dissuasion. Comme l’a exposé cette année à Davos le président ukrainien Volodymyr Zelensky: «Si l’agresseur perd tout, cela le prive de sa motivation pour déclencher une guerre».

Les garanties de sécurité sont aussi vitales pour la reprise économique que pour la sécurité de la population ukrainienne. L’aide publique ne peut éternellement financer l’économie; des investissements privés seront indispensables. Mais les investissements étrangers n’afflueront pas si la sécurité n’est pas assurée. A fortiori, les Ukrainiens eux-mêmes n’investiront pas.

L’Occident peut renforcer la capacité de l’Ukraine à se défendre en lui fournissant des armes plus puissantes. Mais tant que la Russie dispose de l’arme nucléaire et que l’Ukraine n’en dispose pas, l’équilibre stratégique est faussé. Des garanties de sécurité octroyées par les États-Unis et l’Union européenne pourraient contrebalancer cet avantage russe, mais l’Occident hésite – non sans raison – à en prendre ce risque.

La seule solution durable est une Russie réconciliée avec l’indépendance politique et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Et les réparations sont la dernière chose qui permettrait d’y parvenir. Elles signifieraient pour une population russe déjà éprouvée des épreuves supplémentaires. Avec une économie en passe de se contracter de 10 % à 20 % cette année, on ne saurait dire que la Russie demeure impunie.

Certes, se montrer trop laxiste envers la Russie, ce serait risquer de céder à une politique d’apaisement. Et le président russe, Vladimir Poutine, ne doit à aucun prix être récompensé de son agression. Mais il existe aussi un risque opposé. La Russie doit reconnaître l’intégrité politique et territoriale de l’Ukraine. La punir plus encore durant les négociations de paix ne facilitera pas les choses. Nous voulons que les futurs gouvernements russes respectent les règles internationales. Invoquer ces règles pour extraire des Russes chaque «livre de chair», pour leur demander ce qu’ils ne pourront payer, ne servira guère si l’on veut atteindre cet objectif.

L’analogie avec les réparations demandées à l’Allemagne et avec la clause de culpabilité de guerre du traité de Versailles saute aux yeux. À tort ou à raison, les Russes aujourd’hui, comme autrefois les Allemands, ne se considèrent pas comme les seuls responsables de la guerre. La clause de culpabilité de guerre du traité offrit aux politiciens nationalistes allemands des griefs à partir desquels ils purent faire campagne. Les exigences financières des vainqueurs donnèrent aux gouvernements allemands un prétexte pour ignorer les dispositions du traité concernant le désarmement et l’interdiction d’établir une union douanière avec l’Autriche. Et les réparations rendirent plus difficile la tâche d’une stabilisation et d’une reconstruction de l’ordre international. John Maynard Keynes fut l’un des premiers à comprendre tout cela, et bien plus; il exposa son point de vue dans un ouvrage prémonitoire, publié dès 1919, Les Conséquences économiques de la paix.  

Il ne s’agit pas de tout faire reposer sur l’acte d’accusation des réparations exigées après la Première Guerre mondiale. Elles ne causèrent à elles seules ni la Grande Dépression ni la dépression allemande qui conduisit Hitler au Pouvoir et au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Cette séquence sonne néanmoins comme un avertissement.

On peut avancer contre les réparations d’autres arguments. Il n’est pas certain qu’il soit légal de saisir les avoirs russes gelés. Les gouvernements occidentaux ont la possibilité de faire voter des législations qui le permettraient, mais ils pourraient en conséquence être considérés comme pliant les lois à leur convenance. Les Nations Unies pourraient créer une commission dotée du pouvoir de saisir ces avoirs, quoique des pays comme la Chine, concevant qu’ils pourraient eux-mêmes faire un jour l’objet de telles mesures, s’opposeraient à l’initiative. Dans tous les cas, la saisie des avoirs de la Russie à l’étranger inciterait à la méfiance d’autres gouvernements, qui auraient l’intention d’investir hors de leurs frontières.

Le point central, toutefois, demeure que cette exigence de réparations rendrait beaucoup plus difficile d’imaginer une Russie réconciliée avec l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Avec une Russie hostile à sa porte, il serait plus compliqué pour l’Ukraine d’assurer une sécurité suffisante pour soutenir une croissance économique solide et stable.

 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

Copyright: Project Syndicate, 2022.

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