Le bouleversement dont l’Italie a besoin

Jean Pisani-Ferry, Professeur à Sciences Po

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Une étrange indifférence au sort de l’Italie semble s’être installée en Europe deux mois après les élections générales du 4 mars.

 

Deux mois après les élections générales du 4 mars, et tandis que persistent les incertitudes sur la formation d’une coalition de gouvernement, une étrange indifférence au sort de l’Italie semble s’être installée en Europe. Il serait pourtant parfaitement inconséquent de croire qu’un pays où les partis anti-système ont remporté 55% des suffrages continuera de se comporter comme si rien ne s’était passé. Les «barbares» ne sont plus aux portes. Ils sont entrés dans la ville.

Le mouvement populiste 5 Étoiles, qui a triomphé en Italie du Sud, promet d’accroître les dépenses publiques d’investissement et les transferts sociaux, tout en revenant sur la réforme des retraites mise en place au plus fort de la crise. La Ligue – anciennement Ligue du Nord –, qui a fait main basse sur le Nord du pays, promet aussi de démanteler la réforme des retraites, tout comme de baisser les impôts, et ne se prive pas d’évoquer un départ de la zone euro. Les deux partis veulent relâcher le carcan budgétaire européen, quoique chacun à sa manière. L’un d’entre eux, au moins, est destiné à faire partie de la coalition de gouvernement.

«L’Italie est un morceau beaucoup trop gros pour que le Mécanisme européen
de stabilité puisse faire face à une crise de sa dette.»

Les conséquences économiques pourraient en être profondes. Avec un ratio de dette publique de 132% du PIB, les finances publiques italiennes sont dans un état précaire. Si les marchés devaient commencer à s’inquiéter de leur solidité, la situation pourrait rapidement échapper à tout contrôle. L’Italie est un morceau beaucoup trop gros pour que le Mécanisme européen de stabilité puisse faire face à une crise de sa dette comme il l’a fait pour la Grèce ou le Portugal. La Banque centrale européenne devrait être appelée en renfort. La dette pourrait même finir par être restructurée.

Il ne fait donc guère de doute que l’Union européenne va mettre l’accent sur la discipline budgétaire. La question, plutôt, est de savoir quelle stratégie doit adopter l’Italie pour résoudre son problème budgétaire. Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’importance de la dette publique italienne ne résulte pas de déficits budgétaires qu’elle aurait laissés courir. Le PIB réel (corrigé de l’inflation) était en 2017 au niveau de 2003, et le PIB réel par habitant équivalent à celui de 1999. Or avec un dénominateur qui stagne, il est difficile de diminuer la valeur de la fraction, car l’héritage du passé continue de peser de tout son poids sur le présent.

Une simple expérience de pensée permettra de comprendre le problème italien. Si la France avait suivi la même politique que son voisin du sud depuis le lancement de l’euro en 1999 – c’est-à-dire si elle avait enregistré, année après année, les mêmes soldes primaires – sa dette publique se monterait aujourd’hui à 45% de son PIB, et non à 97%. La différence entre les deux pays n’est pas que la France aurait fait preuve de sagesse quand l’Italie se serait montrée prodigue. Bien au contraire. Si la France a aujourd’hui une dette sensiblement moins élevée, c’est qu’au débuts de l’euro elle a hérité d’une meilleure situation budgétaire et bénéficié depuis d’une croissance plus forte.

«Le problème de croissance auquel l’Italie est confrontée
provient de l’offre et non de la demande.»

La leçon est donc que l’Italie doit donner priorité à la restauration de sa croissance. Mais cela ne peut se faire en relâchant le frein sur les dépenses publiques. Pour l’essentiel, en effet, le problème de croissance auquel l’Italie est confrontée provient de l’offre et non de la demande. Comme le montre un récent article publié par la Banque d’Italie, la performance du pays en matière de productivité est plus que médiocre: au cours des deux dernières décennies, la production par employé a diminué de 0,1% par an, au lieu d’une progression annuelle de 0,6% en Espagne, de 0,7% en Allemagne et de 0,8% en France. En outre, les perspectives démographiques sont inquiétantes: la population en âge de travailler, actuellement au même niveau qu’à la fin des année 1980, va baisser, selon les prévisions, de 0,5 à 1% par an dans les années à venir. Le poids du remboursement de la dette va reposer sur les épaules d’une main-d’œuvre de plus en plus réduite – et plus encore si l’âge de la retraite est abaissé.

Il est donc impératif de relancer la productivité. Sur le papier, les recettes du succès semblent simples: la politique économique devrait avoir pour but de réduire l’écart entre les grandes entreprises, dont les performances rivalisent avec celles de leurs homologues allemandes ou françaises et les petites sociétés, dont la productivité est deux fois moindre. Les entreprises de moins de dix salariés sont partout moins productives que les grandes – après tout, la croissance est un processus de sélection –, mais l’Italie a cette particularité qu’elles y sont beaucoup moins efficaces et beaucoup plus nombreuses qu’ailleurs. Pour chaque champion de l’innovation qui vend des produits de pointe sur le marché mondial, on trouve quantité de petites entreprises mal gérées qui livrent au marché local des biens ou des services sans qualité particulière. C’est ce degré élevé de fragmentation qui explique la performance globale médiocre de l’Italie.

«Le familialisme et le favoritisme sont les causes profondes
de la maladie italienne.»

Deux économistes italiens enseignant aux États-Unis, Bruno Pellegrino et Luigi Zingales ont fait des recherches sur ce qui explique cette situation. Ils concluent que ni la structure sectorielle, ni les restrictions de crédit, ni la réglementation du marché du travail de peuvent être tenus pour responsables des évolutions de la productivité. Ils mettent au contraire l’accent sur la gestion familiale des petites entreprises et sur leur tendance à sélectionner ou à rémunérer leur personnel en fonction de la loyauté plutôt que de leur mérite. Selon leurs propres termes, le familialisme et le favoritisme sont les causes profondes de la maladie italienne.

Ce constat a des implications directes pour les futures discussions entre le prochain gouvernement italien et ses partenaires européens. Ces derniers agiraient judicieusement en donnant la priorité à la nécessité d’une politique de croissance et de productivité plutôt qu’au seul respect des objectifs budgétaires. Et ils devraient se concentrer sur les réformes les plus cruciales, plutôt que de dérouler une longue «liste de courses» de réformes structurelles.

Il est difficile d’estimer si le gouvernement italien qui émergera des négociations en cours pourra prendre la situation en mains. Tous les partis politiques ont une clientèle à soigner, et les partis contestataires ne font pas exception. Ils pourraient se montrer réticents à avaler les potions amères dont l’Italie a besoin. Mais ils doivent comprendre que même si elles peuvent être populaires, des propositions de redistribution non financées s’avéreront finalement inefficaces – plus encore si le problème de productivité que connaît le pays n’est pas pris à bras le corps. Les ruptures politiques offrent parfois l’occasion de résoudre des problèmes qui paraissaient inextricables. Pour être sans doute peu probable, cette perspective ne doit pas être négligée. Après le bouleversement politique, l’Italie a aujourd’hui besoin d’un bouleversement économique.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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