La seconde «Grande Inflation»

Levi-Sergio Mutemba

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Pour les économistes, les années 1970 regorgent d’enseignements pour les banquiers centraux d’aujourd’hui.

© Keystone

L’inflation est partout. Et celle-ci progresse à un rythme suffisamment indésirable pour contraindre les banques centrales à durcir leurs politiques monétaires. Au point d’interrompre le cycle d’expansion économique globale en cours. La seule idée d’une telle éventualité pétrifie les marchés. Comme ce fut le cas durant la période de la Grande Inflation, entre 1965 et 1982, et dont la résolution par des politiques monétaires ultra-restrictives coûta deux récessions entre 1980 et 1982. La Fed, la Banque Centrale Européenne (BCE) et d’autres grandes banques centrales emprunteront-elles le même chemin? Peuvent-elles tirer des leçons de cet épisode et des années dites Volcker?

Leur message, jusqu’ici, semble globalement refléter une volonté de freiner l’inflation plutôt que de la faire redescendre. Rien dans leur communication ne laisse vraiment ou explicitement transparaître le fait que la seconde approche soit celle qui a été retenue. Et aucune d’entre elles ne souhaite annoncer au marché et aux consommateurs qu’une récession pourrait être un préalable à la résorption de l’inflation. «La raison pour laquelle nous avons l’impression que les banques centrales se contentent de freiner l’inflation est que la progression de celle-ci fut si soudaine qu’elle a pris les décideurs par surprise», explique Matteo Cominetta, économiste senior chez Barings Investment Institute (Barings).

«Nous pensons que la BCE sera plus prudente et ne relèvera ses taux que de façon beaucoup plus graduelle»

«Toutefois, selon moi, les banquiers centraux d’aujourd’hui essaient effectivement de faire baisser l’inflation, comme Paul Volcker, président de la Fed entre 1979 et 1987, avait tenté de le faire», rappelle Matteo Cominetta. «La Fed a, du reste, communiqué sur sa disposition à resserrer sa politique monétaire, plus rapidement et plus durement, afin d’atteindre sa cible de 2%.», poursuit l’économiste de Barings. Celui-ci souligne néanmoins que cette rapidité et cette dureté seront inégales d’une banque centrale à l’autre.

L’Europe étant en effet plus directement affectée par la guerre en Ukraine que les États-Unis, le risque de stagflation en cas de relèvements trop violents des taux d’intérêt y est naturellement plus élevé. Du reste, la hausse des prix, dopée par l’énergie, agit déjà, d’une certaine façon, comme le ferait une hausse des taux. «C’est la raison pour laquelle nous pensons que la BCE sera plus prudente et ne relèvera ses taux que de façon beaucoup plus graduelle que ne le suggère un simple coup d’œil sur les chiffres de l’inflation», estime Matteo Cominetta.

Pour Sébastien Galy, stratégiste macro senior chez Nordea Asset Management (Nordea), la situation dans les années 1970 était une spirale inflationniste non contrôlée. «Nous sommes au début de cette spirale aux États-Unis et au stade de balbutiements dans la zone Euro», estime-t-il. «La situation n’est donc pas fondamentalement différente des années 1970, même si le secteur manufacturier est petit en comparaison, alors que les syndicats sont bien moins présents, pour l’instant», ajoute Sébastien Galy.

«Les traders du marché monétaires tablent sur le resserrement le plus agressif en près de trois décennies»

Pour qui la grande leçon des années 1970 réside dans le fait que les économistes étaient complètement dépourvus face à des mécanismes qui les ont pris par surprise. «Ceci se répète maintenant avec les banques centrales prises à dépourvu par les problèmes d’approvisionnement depuis 2020. On peut seulement espérer que cette fois-ci la BCE et la Fed seront à l’avant et non en arrière face à une réalité probablement plus complexe qu’il n’y parait», insiste Sébastien Galy.

«Il y a en effet des leçons à tirer de l’ère Volcker des années 1970», concorde pour sa part Aneeka Gupta, directrice du Macroeconomic Research chez le sponsor d’exchange-traded funds (ETF) WisdomTree. «Les traders du marché monétaires tablent sur le resserrement le plus agressif en près de trois décennies de la politique monétaire de la Fed, dès lors que celle-ci combat une inflation portée par les matières premières», nous explique-t-elle. «Ceux-ci tablent sur une hausse de 225 points de base du taux directeur d’ici la fin de l’année, en plus de la hausse de 25 points de base du mois de mars dernier», rapporte Aneeka Gupta.

Jerome Powell considère Paul Volcker comme «le plus grand fonctionnaire économique de son ère»

L’économiste de WisdomTree rappelle que de «nombreux» responsables au sein du Comité de politique monétaire (FOMC) de la Fed auraient souhaité un relèvement de 50 points de base. Mais la guerre en Ukraine les en a dissuadés. «Certains diront que la seconde moitié des années 1970 a surtout été marquée par le second choc pétrolier, issu de la révolution iranienne, mais l’inflation était déjà présente bien avant cela», défend Aneeka Gupta. «Il reste à savoir si Jerome Powell, l’actuel président de la Fed, sera le prochain gouverneur de banque centrale à émerger en tant qu’ultime adversaire de la renaissance de l’inflation. Nous nous attendons à ce que la Fed soit contrainte de se montrer plus dure et plus rapide, si elle entend générer un impact significatif sur les conditions financières à moyen terme», conclut Aneeka Gupta.

Enfin, il est utile de rappeler que dans les années 60 jusqu’à la fin des années 1970, la plupart des économistes du monde développé étaient persuadés qu’il existait une relation négative immuable entre inflation et taux de chômage. En d’autres termes, une inflation élevée allait de pair avec un faible taux de chômage. Une façon de légitimer les programmes de dépenses publiques visant à répondre aux revendications sociales de l’époque.

Ce cadre théorique s’effondra après que Paul Volcker eût monté le taux directeur jusqu’à près de 20%. Il s’ensuivit une brève récession entre janvier et juillet 1980, puis une autre, plus dure, entre juillet 1981 et novembre 1982, lorsque l’inflation fut ramenée à moins de 5% et le taux de chômage à 4% environ une année plus tard, après avoir néanmoins atteint un pic de plus 11% en 1982. «Ma philosophie est que nous n’avons pas d’autre choix que de résoudre le problème de l’inflation, parce que, avec le temps, inflation et taux de chômage vont ensemble… N’est-ce pas là la leçon des années 1970?», avait déclaré Paul Volcker en 1980. Et nous savons maintenant, de sa propre bouche, que Jerome Powell considère Paul Volcker comme «le plus grand fonctionnaire économique de son ère».

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