La machine occidentale à laver la finance

Anders Åslund, Atlantic Council

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Sous sa forme actuelle, le blanchiment de capitaux est un phénomène relativement nouveau.

Les scandales de blanchiment de capitaux se poursuivent. Ainsi a-t-on découvert qu’au cours de ces dernières années, une filiale de la Danske Bank aurait procédé, en Estonie, à quelque 200 milliards d’euros de règlements d’origine douteuse en provenance probable de l’Est.

Néanmoins, les États-Unis et l’Union européenne ne sont pas encore parvenus à trouver une réponse coordonnée au problème. Bien au contraire, le département du Trésor américain s’en est pris récemment à la Commission européenne pour avoir inclus quatre territoires dépendant des États-Unis (les Samoa américaines, l’île de Guam, Porto Rico et les îles Vierges américaines) dans une liste des juridictions «présentant des carences stratégiques dans leur cadre de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme». Plutôt que de se rejeter mutuellement la faute, les États-Unis et l’Union européenne devraient travailler ensemble à l’établissement d’un nouveau consensus dans le domaine.

Sous sa forme actuelle, le blanchiment de capitaux est un phénomène relativement nouveau. À partir de la fin des années 1980, la libéralisation financière mondiale a provoqué une hausse substantielle de l’évasion fiscale. Mais le problème n’a véritablement fait son apparition sur les radars des décideurs politiques qu’après les attentats du 11 septembre 2001, qui ont révélé des liens entre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Malheureusement pourtant, et de façon assez choquante, l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis, dans l’affaire Citizen United vs Federal Election Commission a permis que soit déversés sur les campagnes électorales américaines des montants illimités de capitaux qu’il est convenu d’appeler «sales». Et depuis les interventions de la Russie dans les élections présidentielles de 2016 aux États-Unis, le blanchiment est à nouveau une question de sécurité nationale.  

Les institutions financières ne semblent pas toujours conscientes
des activités illicites qui se déroulent pourtant à leur barbe.

L’Europe a elle aussi été sujette à des ingérences électorales russes. Mais elle est également confrontée à des problèmes différents de ceux qui se posent aux États-Unis. En raison d’un système bancaire morcelé et mal surveillé, les institutions financières en Europe du Nord ne semblent pas toujours conscientes des activités illicites qui se déroulent pourtant à leur barbe. Si le système bancaire américain est, en revanche, très surveillé, les États-Unis n’en ont pas moins légalisé, en dehors, des pratiques qui devraient être interdites.

Après que les États-Unis ont adopté, en 2001, la loi Patriot (Patriot Act) pour lutter contre le financement du terrorisme, les banques américaines se sont vues sommées de ne plus ignorer, sauf à encourir des amendes draconiennes, l’identité de leurs clients. Et dans les cinq années qui ont suivi la crise financière de 2008, les banques exerçant leurs activités aux États-Unis ont payé quelque 230 milliards de dollars d’amendes au titre d’infractions diverses. En conséquence de quoi les banques américaines, terrifiées à l’idée d’avoir des ennuis avec la justice, se sont dotées, en interne, de puissants départements chargés de vérifier leur conformité avec la loi.

Si le Patriot Act a fait le ménage dans les activités bancaires avec une certaine efficacité et a permis d’évincer du système financier international les banques anonymes fictives, il ne s’applique malheureusement qu’au secteur financier. Depuis 2002, le secteur de l’immobilier est exempt des principales dispositions de la loi destinées à lutter contre le blanchiment de capitaux, et les sociétés fictives « installées » à Wilmington, dans l’État du Delaware, tout comme les cabinets de conseil, qui peuvent se livrer à des transferts de capitaux à l’abri de la protection qu’accorde la confidentialité des rapports entre un avocat et son client, sont légions.

Ces failles ont de graves conséquences. Le département américain du Trésor évalue à 300 milliards de dollars, pas moins, les sommes blanchies chaque année aux États-Unis. En juin 2018, la valeur des titres américains détenus aux îles Caïman était estimée à 1700 milliards de dollars, soit plus que la Chine n’en possède (un « portefeuille » qui vient juste derrière celui du Japon).

En Europe, des lois similaires s’attaquent au blanchiment de capitaux, mais la situation est différente, à plusieurs égards. L’Union européenne prend au sérieux la transparence sur l’origine des capitaux. Sa cinquième directive sur le blanchiment, adoptée le 30 mai 2018, va beaucoup plus loin que le Patriot Act, en exigeant un contrôle public de la propriété effective de tous les actifs, quels qu’en soient les secteurs – ne se limitant donc pas au seul secteur bancaire.

Les États-Unis doivent ne plus permettre aux propriétaires effectifs
des actifs américains de dissimuler leur identité.

Mais l’Europe s’est montrée trop timide lorsqu’il s’est agi de contrôler les flux de liquidités entrant et sortant des banques. Les amendes sanctionnant le blanchiment de capitaux sont si faibles qu’elles ne créent pas de réelle dissuasion. Les banques considèrent quant à elles les mesures préventives mises en place comme de simples tracasseries administratives et ne sont pas poussées à se doter de départements de contrôle aussi puissants que ceux qu’on trouve aux États-Unis.

Pour prendre des mesures incitatives adaptées, les autorités financières européennes devraient suivre l’exemple américain et commencer par imposer de fortes amendes aux violations des règles bancaires. Mais l’Europe ne dispose pas d’agence puissante de lutte contre le blanchiment, qu’on puisse comparer au Financial Crimes Enforcement Network américain. Comme l’ont montré Joshua Kirschenbaum, du fonds Marshall allemand des États-Unis, et Nicolas Véron, du Peterson Institute of International Economics, l’Europe a désespérément besoin d’un organisme centralisé exclusivement dédié à ces questions.

La Danske Bank illustre cette carence. En tant que grande banque établie dans l’Union européenne, elle est supervisée par la Banque centrale européenne. Mais la compétence de la BCE ne s’étend pas au contrôle du blanchiment de capitaux. Cette responsabilité incombe au régulateur financier danois. Ce qui ne signifie pas que les autorités bancaires du Danemark aient les moyens de se tenir informées en permanence des activités de la Danske Bank en Estonie. Et quoique les régulateurs bancaires estoniens aient lancé des avertissements, les autorités danoises ont été longues à réagir, laissant entendre que la principale banque danoise pourrait être finalement trop grosse pour être régulée.

Les États-Unis doivent quant à eux ne plus permettre aux propriétaires effectifs des actifs américains de dissimuler leur identité. Le secrétaire au Trésor peut d’un trait de plume mettre fin à l’exemption temporaire des actifs immobiliers. Pour en finir avec l’anonymat des sociétés et interdire aux cabinets de conseil de se livrer à des activités bancaires, il faudra légiférer au niveau fédéral. Fort heureusement, la nouvelle présidente démocrate de la Commission des services financiers de la Chambre des représentants, Maxine Waters, accorde à ces questions, d’après les informations dont on dispose, une place prioritaire sur son agenda.  

Les États-Unis et l’Europe devraient cesser leur querelle, prendre des leçons l’un chez l’autre et remédier aux défauts patents de leur régime de surveillance respectif. C’est la seule façon, dans une économie mondialisée, de faire pièce aux mauvaises intentions.

Traduit de l’anglais par François Boisivon.

Copyright: Project Syndicate, 2019.

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