La décroissance: utopie ou nécessité?

Philippe Szokolóczy-Syllaba

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Pour ne pas dépasser 1,5 degré, il faudrait cesser toute émission de CO2 d’ici 2050. Autant dire que nous sommes mal barrés.

Quand on parle de croissance, on pense forcément à la croissance économique, c’est à dire à cette série d’indicateurs qui permettent en fin d’année aux grands mandarins, chargés d’ausculter la planète et l’état de santé de ses finances, de sanctionner ou de récompenser, par secteurs d’activité, par zones géographiques ou par pays, les efforts fournis par les différents acteurs économiques pour atteindre les objectifs fixés en début d’année par ces mêmes grands mandarins. La sanction ou la récompense tombe sous forme d’un simple chiffre dont l’importance considérable propulse ou défait les dirigeants, décide de l’avenir de régions entières, de pans de l’industrie et du sort qui sera réservé par les banques centrales et autres FMI et World Bank aux participants à cette course au résultat.

La croissance est une notion tellement sacrée qu’il n’existe pas dans le dictionnaire de terme contraire, du moins en anglais. En français, pour ne pas faire trop peur, on a inventé le terme de décroissance dont je ne crois pas qu’il existe d’équivalent dans la langue de Shakespeare. Si l’on s’aventure à imaginer un monde sans croissance, on se fait tout de suite menacer de prédictions monstrueuses allant de la récession à la dépression. C’est dire l’hérésie qui entoure l’idée même que l’on puisse envisager la croissance comme autre chose que la mère de toutes les vertus.

La croissance est-elle avant tout une fuite en
avant pour justifier le surendettement endémique?

Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi tous ces efforts pour nous convaincre que la croissance est indispensable et que son contraire serait une catastrophe? Mais d’abord revenons au concept sous-jacent: nous sommes bien d’accord, n’est-ce pas, que la croissance dont nous parlons est une croissance avant tout matérielle, rendue possible par le développement de technologies utilisant souvent des ressources non renouvelables et peu compatibles avec la préservation de l’environnement. Pas exclusivement, mais souvent. Sans rentrer dans le détail de la composition du PIB, nous pouvons nous accorder à ce stade que nous ne parlons pas de croissance spirituelle ou de quête d’élévation existentielle tendant à l’équilibre de l’être. Or on peut s’interroger, du moins pour nos sociétés occidentales dont on peut dire à bien des égards qu’elles sont des sociétés d’abondance, sur le besoin obsessionnel de perpétuer cet état que certains qualifient de surabondance consumériste. De quoi notre monde a-t-il davantage besoin: encore plus d’abondance matérielle, semble-t-il au détriment de nos fragiles équilibres écologiques, si l’on en croit le dernier rapport du GIEC sur le réchauffement climatique1, ou davantage de spiritualité? Avons-nous besoin de plus d’objets et services que nous en avons déjà? Ces objets, pour la plupart inertes et que nous ne pouvons acquérir qu’en les achetant et que nous ne parvenons à fabriquer pour la plus grande partie d’entre eux que de manière non durable, nous rendent-ils plus heureux pour autant?

Vous me rétorquerez «mais on a besoin de manger et de travailler, on ne peut pas vivre d’amour et d’eau fraiche, et pour cela il faut de la croissance». Stop, pas si vite ! D’accord il faut manger et la très vaste majorité d’entre nous a besoin de gagner de l’argent pour pouvoir s’en sortir, à priori en travaillant. En revanche, je ne suis pas si sûr que le lien que nous faisons entre ce postulat et la nécessité d’avoir de la croissance soit aussi avéré. Parfois je me dis que la croissance est avant tout une fuite en avant pour justifier le surendettement endémique que nous connaissons à tous les niveaux. Afin d’éviter que des esprits chagrins n’exigent le remboursement de leurs créances, il faut les rassurer en leur disant que tout va bien, car il y a de la croissance. Ce qui serait sans doute défendable si nous n’avions pas déjà un tel niveau de surendettement et si la croissance que nous prétendons créer n’était pas en grande partie elle-même financée par un endettement supplémentaire. De plus si nous parvenons péniblement à cette croissance, c’est au prix d’une prétérition de notre avenir, puisque le rapport précédemment cité nous explique en substance que si nous dépassons un réchauffement climatique de 1,5 degrés, il n’y aura pas cher à donner des chances de survie de l’humanité en raison des catastrophes climatiques qui en découleraient. Or, pour ne pas dépasser 1,5 degré, il faudrait, toujours selon le rapport, cesser toute émission de CO2 d’ici 2050. Autant dire que nous sommes mal barrés.

Et si nous n’envisagions pas la décroissance
comme synonyme de retour au Moyen-Âge.

Vous comprendrez dès lors que je fronce quelque peu du sourcil quand je continue à entendre que la croissance nous serait indispensable. Je vois moins ce qu’elle m’apporte personnellement que ce qu’elle nous coûte collectivement, en tout cas à terme. Je ne peux m’empêcher de constater une surabondance qu’on ne peut qualifier que d’artificielle, puisque fabriquée par l’homme, disponible de manière inégale, car si nous en avons trop en Occident, tel n’est pas le cas sous d’autres contrées, créant des rivalités et des addictions et à laquelle nous ne pouvons accéder que si nous prêtons allégeance au système consumériste dont cette abondance dépend et qui nous conduit finalement à en dépendre également.

On comprend dès lors mieux la hantise de la décroissance développée par ce même système qui nous a conditionné à penser que toute velléité de s’en détacher conduirait nécessairement à de redoutables privations, voire, sanction ultime, à une marginalisation ou une exclusion sociale. Le contraire aurait d’ailleurs été surprenant, puisque le propre de tout système est de mettre en place les mécanismes permettant d’assurer sa pérennité, même s’ils aboutissent à une forme de cercle vicieux.

Et si nous n’envisagions pas la décroissance comme synonyme de privations, de retour au Moyen-Âge, mais comme une démarche personnelle dans le cadre d’une prise de conscience citoyenne sous l’angle d’un désir de donner davantage de sens à nos vies? Une forme de retour à l’essentiel.

Mais qu’est-ce que l’essentiel? Les Navajos encouragent à cultiver la santé et la prospérité, mais aussi la beauté, la joie, la compassion, l’amour, la conscience, l’harmonie et l’humour. Autant de valeurs immatérielles qui ont l’avantage, au contraire des biens matériels, d’exister en quantités illimitées. Elles peuvent être créés à volonté, sans épuiser les ressources de la planète. De surcroît elles sont gratuites et, certains en conviendront, souvent plus enrichissantes que la pléthore de gadgets dont nous avons pris l’habitude de nous entourer.

Sur ce je vous laisse, il y a un Beaune Clos des Mouches qui m’attend...

Si la satisfaction de posséder, d’accumuler et de sécuriser notre confort matériel est compréhensible, elle ne doit pas faire oublier son caractère éphémère. La satisfaction ne doit pas être confondue avec le bonheur ou l’épanouissement et le confort ne doit pas être confondu avec le bien-être. Dans son projet Ubuntu de société utopique basée sur le concept du «contributisme», Michael Tellinger avance l’idée que les seules choses dont nous avons réellement besoin pour vivre sont de la nourriture et un toit, quelques vêtements et des rapports humains fondés sur les contributions de chacun à la hauteur de ses capacités. Toutes les autres activités imaginées par l’homme, tels qu’avocat, banquier, consultant, publiciste, etc… ne seraient que parasitaires et non indispensables2. C’est certes un peu réducteur (personnellement je préfère boire un bon Bourgogne que la piquette que j’arriverais peut-être à faire dans ma baignoire), mais l’affirmation et les principes conducteurs du projet font néanmoins réfléchir.

La décroissance pourrait donc consister, non pas en une démarche qui conduirait à se passer de tout, mais en une réflexion sur ce qui nous est véritablement indispensable. Une forme de détachement vis-à-vis de notre dépendance à une abondance strictement matérielle et une faveur que nous pourrions nous faire en réalisant la nécessité de changer notre rapport au monde extérieur.

C’est pour cela que j’ai pris la décision de commencer par un changement intérieur, une prise de conscience qu’il est sans doute plus urgent que je ne voulais le croire d’aller à l’essentiel, vers ce qui me nourrit véritablement au-delà des veaux d’or et des faux semblants. Et qui sait, avec suffisamment de lâcher-prise je découvrirai peut-être que la solution n’est pas dans la décroissance, mais dans une autre forme de croissance que je ne connais pas encore - et donc que j’appréhende comme tout ce qui est du domaine de l’inconnu- bien que je formule le vœu qu’elle nous permette d’embrasser l’avenir avec confiance.

Sur ce, je vous laisse, il y a le Beaune Clos des Mouches de mon ami Melchior qui m’attend…

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