L’ours est-il sorti de sa tanière?

Serge Ledermann, 1959 Advisors

7 minutes de lecture

2018: de l’euphorie au désespoir.

© Keystone

Rapide «flashback» sur une année boursière qui restera dans les mémoires: démarrage en trombe à Wall Street en janvier sur base de réforme fiscale; en février, l’accélération de la hausse des salaires fait craindre une fermeté accrue de la Réserve Fédérale ce qui se traduit par une hausse importante des taux et par voie de conséquence la chute des bourses, chute accentuée par les algorithmes et la liquidation de produits financiers basés sur la volatilité; reprise marquée du dollar dès avril, un peu à contre-courant des attentes, ce qui fait baisser les plus vulnérables des devises émergentes, c’est le début de la correction dans ces marchés; L’Europe ne manque alors pas  l’occasion de se rappeler au mauvais souvenir des investisseurs quand le nouveau gouvernement  en Italie défie Bruxelles, propulsant les taux domestiques fortement à la hausse dès mai; à ce moment, la bourse américaine fait cavalier seul (pendant que le reste du monde amorce sa correction) tirée vers l’avant par ses GAFAs, rien ne semble arrêter ce moteur jusqu’en septembre où les investisseurs pensent enfin à diversifier un peu plus leurs portefeuilles; octobre voit une marée rouge envahir les écrans dans la foulée des déclarations du Président de la Réserve Fédérale qui confirme sa fermeté dans la conduite de la politique monétaire américaine; petit répit en novembre avant l’avalanche finale de décembre avec une fuite massive des investisseurs des actifs risqués.

Décembre a été particulièrement brutal (le pire mois de décembre depuis 1931 pour les actions): les baisses s’échelonnent entre 5 (Europe) et 10% (Etats-Unis et Japon) pour les marchés développés, alors que les marchés émergents résistent plutôt bien (-2,6%). Dans la même veine, les marchés du crédit ont également souffert, notamment aux Etats-Unis, avec une baisse de 2,5% pour l’indice des obligations à haut rendement ou encore -2,7% pour l’indice mondial des obligations convertibles. Grosse faiblesse également du prix du pétrole (WTI) qui perd plus de 10% en un mois. Seuls havres de sécurité, les obligations souveraines en Suisse, Allemagne et Etats-Unis, tout comme l’or (+ 5% en francs suisses). L’effet de dé-corrélation - largement absent au cours de l’année -commence enfin à fonctionner. C’est peut-être aussi la confirmation que le régime économique et financier a changé…

La mesure de la volatilité à 10 jours sur l’indice S&P500 a atteint le niveau très élevé de 2015 au cours du mois de décembre

Source: Bloomberg

Toute cette dynamique heurtée s’inscrit dans un contexte où les risques n’ont cessé de monter: normalisation des politiques monétaires (fin de l’assouplissement monétaire), modification des équilibres internationaux orchestrée par l’administration américaine, guerre commerciale qui prend une réelle ampleur, conduisant de nombreuses entreprises à revoir leurs plans d’organisation (l’Europe paie un prix fort), tassement du cycle économique global (Chine et Europe en tête).

Les performances de décembre font basculer l’année boursière de décevante à parfaitement désastreuse. Les seules classes d’actifs qui parviennent à surnager sont les obligations souveraines suisses et sélectivement européennes (légèrement au-dessus de zéro), les liquidités en dollars et en yens exprimées en francs suisses, ainsi que les secteurs de la santé et des services publics dans l’indice des bourses mondiales. Grosse déception du côté de la gestion alternative (supposée être plus flexible), qu’elle soit discrétionnaire, quantitative ou systématique: les principales stratégies enregistrent également des mauvais résultats (perte de plus 7% pour l’indice HFRX Global). De nombreux acteurs de ce segment ont d’ailleurs mis la clé sous la porte en 2018. L’immobilier coté a lui aussi souffert dans de nombreuses régions, pénalisé par la remontée des taux ou par les flux de fonds négatifs dans un segment traditionnellement peu liquide.

Tout ceci pour conclure qu’il n’y avait pas de recette miracle pour permettre à un portefeuille raisonnablement diversifié de tirer son épingle du jeu. Principal problème pour les allocateurs d’actifs, les relations traditionnelles entre classes d’actifs n’ont pas fonctionné alors que les indicateurs classiques de risque n’ont pas donné de signaux d’alarme avant-coureurs.

Evolution des classes d’actifs en monnaies locales depuis le début de l’année (au 31.12.2018)

Source: Deutsche Bank & Bloomberg

Les indices de la Prévoyance Professionnelle Suisse calculés par Pictet s’inscrivent également en recul pour 2018 (malgré une forte concentration des actifs en francs suisses qui ont moins baissé que la moyenne mondiale). L’indice LPP 40+ s’inscrit en retrait de 4,45% et l’indice LPP 25+ de 3,12%.

Que nous disent les marchés? Que nous avons clairement changé de régime!

Le paradoxe de 2018 réside dans le contraste entre la bonne tenue de la croissance mondiale et des bénéfices des entreprises d’un côté, et la chute massive des marchés des actions de l’autre. Comme toujours, les marchés anticipent – pas toujours avec acuité – les évènements à venir. Notre interprétation du comportement récent des marchés se base essentiellement sur la profonde modification du cycle monétaire, modification qui se passe dans un contexte économique de décélération cyclique et de montée des risques politiques.

L’évolution des bénéfices suit la trajectoire des indicateurs avancés exprimés par l’indice global PMI (le pic a été dépassé courant 2018)

Source: Quilvest Wealth

Le contexte monétaire a été très favorable depuis 2009, afin de sortir tant l’économie mondiale que le secteur financier de l’ornière. Une fois la reprise assurée (2017), il devenait donc nécessaire d’organiser le reflux des liquidités et de normaliser les taux, processus que la Réserve Fédérale a été la première à engager. La principale difficulté (analyse d’impact sur les marchés) est de gérer de concert la hausse des taux directeurs et la réduction du bilan de la Fed. Comme l’expérience de gonflement du bilan était inédite et non conventionnelle, la contraction en cours ne dispose elle non plus d’aucune base historique de référence! La raréfaction des dollars disponibles, principalement à l’étranger, a commencé à se voir dans les difficultés de financement de bon nombre de débiteurs, notamment dans les pays émergents: hausse des taux, hausse du dollar et tassement conjoncturel, un cocktail qui détonne!

Changement mensuel des bilans des grandes banques centrales (en milliards de dollars)

Source: Quilvest Wealth

Le commerce mondial a besoin de dollars pour bien fonctionner. Les échanges internationaux font de surcroît face à de nouvelles contraintes tarifaires qui les freinent (les plus pénalisés sont l’Europe et la Chine). L’équilibre est donc précaire, ce que la collision entre la réduction du bilan de la Fed et les besoins accrus pour assurer le financement du déficit budgétaire américain a clairement mis en exergue en février et à nouveau en octobre: les taux longs américains ont connu des sommets à plus de 3%, précipitant la bourse dans des mouvements brutaux de baisse. Parallèlement, l’effet richesse (pour l’immobilier ou l’automobile par exemple) se grippe quand le taux de financement augmente.

Les investisseurs voient désormais clairement que le tassement du cycle risque d’être accentué par la rigueur de la normalisation monétaire. De plus, la banque centrale américaine n’est pas seule à la manœuvre: d’autres s’y mettent également, comme la Banque Centrale Européenne qui commence elle aussi à retirer son soutien aux marchés de taux. Dans ce contexte, le discours ambigu du Président de la Fed a déstabilisé les investisseurs.

La fin de la générosité monétaire est annoncée sans ambages, ce qui se traduit par la fin des zéros (taux, volatilité, risque). La conséquence est déjà bien visible: compression des multiples de valorisation pour les actions, élargissement des spreads de crédit dans les marchés de taux. La collision des risques monétaires, économiques et politiques a finalement été plus brutale et immédiate que prévu, ou alors les investisseurs étaient restés trop longtemps dans un certain déni…

La Fed n’est pas seule à resserrer sa politique monétaire

(Indice mondial des bourses en bleu, proportion des banques centrales en mode de resserrement en rouge)

Source: Ned Davis Research
Comment aborder 2019?

A la fin de 2017, nous étions d’avis que les marchés financiers incorporaient dans leurs prix une partie des bonnes nouvelles de 2018… Fin 2018, on peut penser qu’ils prennent en compte la plupart des mauvaises nouvelles de 2019! Nous allons rapidement faire le tour de nos observations et convictions:

  • Le régime monétaire et fiscal a changé et l’économie mondiale ralentit, même si les prévisions continuent à tabler sur une croissance 2019 du même ordre de grandeur que l’année précédente. Ces prévisions nous semblent optimistes, alors que les indicateurs avancés pointent toujours vers le bas. Les dernières statistiques en provenance de Chine (désormais la seconde économie de la planète en termes de PIB) ne sont d’ailleurs guère rassurantes. Le même indicateur pour les Etats-Unis (publié le 3 janvier) prend une trajectoire similaire puisque l’indice manufacturier des directeurs d’achat (ISM) chute de plus de 5 points pour revenir au niveau de novembre 2016. Les risques de récession ont augmenté, même si cela ne constitue pas notre scénario dominant pour l’heure.
Indicateurs avancés pour la Chine (China Fed. of Logistics & Purchasing PMI et Markit PMI, tous deux en dessous de 50 et continuant à pointer vers le bas)

Source: Cornerstone Macro
  • Les bénéfices des entreprises seront en progression moindre en 2019, quelques rebonds sont toutefois attendus dans certains marchés émergents. Si le tassement économique devait s’intensifier, les révisions à la baisse ne manqueraient pas de se poursuivre.
La révision (ligne noire) à la baisse des bénéfices des sociétés (sur le plan global) est en cours… mais le niveau de valorisation (ligne rouge) s’est également ajusté à la baisse

Source: Quilvest Wealth
  • La poursuite de la détérioration des conditions financières et du tassement conjoncturel devrait amener les banques centrales (Fed en tête) à faire une pause dans le processus de normalisation dans le courant de 2019 déjà. Ce point de bascule sera déterminant dans le processus de formation d’un plancher pour les actifs les plus risqués.
  • Les marchés de taux semblent déjà prendre en compte les éléments susmentionnés, à en juger par le recul significatif des taux longs (en recul de plus de 50 points de base entre début novembre et fin décembre!). Même tendance en Europe où les taux du Bund s’inscrivent en retrait marqué pendant la même période. Parallèlement, les spreads de crédit s’ajustent (à la hausse) à la conjonction de la fin imminente du cycle conjoncturel et de conditions financières plus exigeantes. De plus, ces marchés sont très directement liés avec l’évolution des actions.
  • La baisse significative des prix de toutes les matières premières (à l’exception de l’or et bizarrement du palladium) illustre clairement le tassement mondial de la croissance. Le plongeon du prix du pétrole (de plus de 80 dollars le baril à fin septembre à moins de 50 fin décembre) a surpris – une fois de plus – tous les experts.  L’or a retrouvé ses caractéristiques de valeur-refuge au cours du dernier trimestre de 2018. Ce mouvement de reprise pourrait bien se poursuivre si le dollar se replie.
  • Les tensions politiques restent bien présentes (guerre commerciale USA-Chine, shutdown, Brexit au point mort, budget italien). La montée en puissance de nombreux dirigeants autocratiques ne plaide pas pour beaucoup d’harmonie et de recherche de compromis dans le monde. Les intérêts nationaux respectifs deviennent clairement la priorité, induisant une polarisation accrue.
  • La configuration technique des principaux marchés des actions s’est fortement détériorée, il faudra du temps pour y remédier. L’importance des modèles quantitatifs et autres algorithmes dans la dynamique quotidienne des cotations semble avoir accentué la nature erratique de ces mouvements, et partant érodé la confiance des investisseurs de long terme. Le débat entre spécialistes est de savoir s’il s’agit d’un «incident» de marché comme en 2011 ou 2015 ou du début d’une phase baissière plus durable (bear market).
Troisième événement de correction au cours des 10 dernières années

Source: Cornerstone Macro
  • Sur le plan des devises, le dollar semble avoir terminé sa phase d’appréciation. Le comportement de la devise américaine sera également déterminant dans le processus de convalescence dans lequel les marchés financiers pourraient s’engager au cours des prochains mois. Le tassement du cours du dollar permettrait notamment aux devises émergentes de retrouver des couleurs et partant améliorer les conditions financières dans les pays concernés.
  • Finalement, demeure le risque que la baisse se transforme en une dynamique propre qui contamine les agents économiques, renforçant les mouvements «récessionnistes» qui se dessinent.
Peu de certitudes pour démarrer l’année

Notre métier n’est pas de faire des prévisions, mais de trouver (en continu) le meilleur mix entre les classes d’actifs pertinentes et le risque des portefeuilles dont nous assurons la supervision. Dans ce contexte, nous maintenons une approche prudente en début d’année malgré la tentation d’augmenter le profil de risque des portefeuilles à l’aune des dégâts importants causés par un mois de décembre désastreux et l’ambiance anxiogène qui hante les marchés.

Les indicateurs en provenance du cycle économique continuent à se détériorer et la position des grandes banques centrales reste relativement ferme à propos de la normalisation. Le processus de révision des bénéfices des entreprises vient seulement de commencer, et devrait se poursuivre au cours des prochains mois. En parallèle, les valorisations des marchés se sont fortement contractées, avec une baisse d’environ 3 points à 13x pour le rapport cours/bénéfices courants de l’indice mondial. Sans être particulièrement attrayantes, elles ne présentent aucune exagération. Pour l’heure toutefois, nous maintenons un positionnement défensif. La hausse des taux n’a pas été bien digérée par les titres de croissance (encore moins pour l’hyper-croissance). De son côté, le tassement de la croissance ne plaide pas pour les composants cycliques de l’indice. Il ne reste donc plus qu’à privilégier les titres présentant stabilité et visibilité des revenus (quel que soit le secteur). Il ne s’agit plus d’un débat entre «growth» ou «value», même si le rapport entre les deux univers avait certainement atteint un niveau extrême et pourrait donc se normaliser. Ce positionnement devrait être maintenu aussi longtemps que les indicateurs conjoncturels se détériorent et/ou que les banquiers centraux poursuivent leur resserrement.

Les indicateurs avancés se sont retournés depuis plusieurs trimestres

(Global PMI en vert, indice MSCI des actions monde ex-US en gris)

Source: Cornerstone Macro
Le style Value enregistre une des plus longues périodes de sous-performance de son histoire

(représenté ici par l’indice MSCI des actions américaines Value vs Growth)

Source: Gavekal Data

La remontée des taux d’intérêt (principalement aux Etats-Unis et dans les pays émergents) induit l’amorce d’une rotation (progressive) en faveur de certains marchés de taux. Aux Etats-Unis, de nombreux investisseurs ont clairement déjà procédé au re-balancement de leurs portefeuilles en faveur d’obligations de qualité à partir du moment où le taux sans risque est passé au-dessus du rendement moyen du dividende.

Le rendement des papiers du Trésor à 3 mois (ligne rouge) par rapport au rendement du dividende du S&P 500 (ligne bleue)

Source: Financial Times

L’ajustement de prix a également été marqué dans les marchés du crédit de moins bonne qualité, certains marchés (Chine et Asie) retrouvant même les niveaux de la dernière crise en 2014/2015, ce qui ne manquera pas de présenter de bonnes opportunités dans le courant de 2019.

La faiblesse des marchés des actions et la baisse des indicateurs avancés (PMI, ISM) aux Etats-Unis va certainement donner des arrière-pensées aux banquiers centraux. Au cours des deux derniers mois, le mouvement de baisse sur les taux longs souverains anticipe un probable changement de cap. Dans ce contexte – et comme évoqué en novembre et décembre – une proportion plus importante de cash dans les comptes est recommandée (même si peu rémunératrice en Europe).

Difficile de dire si l’ours est complètement sorti de sa tanière, mais il a clairement mis le nez à la fenêtre. Les reculs de cours du dernier trimestre 2018 (souvent supérieurs à 20%, mesure officieuse de «bear market») prennent indubitablement en compte le changement de régime (monétaire, fiscal et politique) en cours. L’ampleur des corrections dépend essentiellement de la nature du cycle. Si l’économie mondiale parvient à éviter une récession, on peut estimer que la correction des derniers mois a déjà parcouru près de 70% du chemin attendu sur la base des observations historiques. L’ajustement de l’allocation d’actifs demeure nécessaire pour tenir compte des risques en présence. Trop tôt pour revenir massivement sur les actifs risqués!

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