Investir avec ou sans nicotine?

Graeme Anderson, TwentyFour Asset Management

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En investissement durable, l’intégration des bons élèves est préférable à l’exclusion sectorielle, à condition d’éviter les arguments fumeux.

Le «momentum» ou suivi de tendance semble être l’un des facteurs les plus sous-estimés parmi ceux qui permettent de favoriser les progrès en matière environnementale, sociale et de gouvernance (ESG). A notre avis, le rôle des marchés financiers est moins de sanctionner les entreprises que d’encourager celles qui présentent des programmes crédibles d’amélioration dans un ou plusieurs de leurs principaux secteurs d’activité.

Le fournisseur d’énergie britannique SSE en est un bon exemple. Il a fait passer son utilisation du charbon de 59% en 2013 à 5% en 2018 et vise l’objectif zéro pour cet intrant d’ici 2025. Il devrait donc y parvenir l’année prochaine déjà. Or, il s’agit d’un résultat qui aurait été beaucoup plus difficile à atteindre  si les investisseurs avaient banni cette entreprise dès 2013.

Compte tenu de l’importance du «momentum», il nous a paru intéressant d’appliquer notre analyse ESG au secteur du tabac. En effet, les entreprises de ce secteur réorientent progressivement leurs activités, délaissant progressivement le tabac à fumer au profit d’alternatives telles que les cigarettes électroniques, les produits à base de tabac chauffé ainsi que les autres produits du tabac à usage oral.

Il semble exister des différences considérables
entre l’Europe et les États-Unis.
Vers une amélioration crédible?

L’entreprise British American Tobacco (BAT) est assez caractéristique de cette évolution. On peut en effet lire sur son site internet que: «Dès 2012, nous avons présenté une vision claire de notre stratégie qui place les consommateurs adultes au cœur de ses préoccupations. Notre ambition qui est de transformer le tabac s’appuie sur cette vision et elle devrait nous permettre de croître en proposant à nos consommateurs un vaste éventail de produits de très haute qualité ainsi que la possibilité d’effectuer des choix éclairés. C’est ainsi que nous devrions parvenir à réduire le risque de notre portefeuille»1.

Au Royaume-Uni et en Europe, les autorités sanitaires considèrent généralement les alternatives au tabac comme autant de moyens pour aider les fumeurs à réduire leur consommation de tabac, plutôt que comme des incitations à la consommation de nicotine. Il s’agit d’une approche dite de «réduction des effets nocifs sur la santé». Mais, en ce qui concerne la réglementation de la nicotine ainsi que la commercialisation du tabac auprès des jeunes, il semble exister des différences considérables entre l’Europe et les États-Unis. Selon une enquête YouGov publiée en juin dernier par le groupe antitabac «Action on Smoking and Health», 1,6% des jeunes britanniques de 11 à 18 ans utilisent des cigarettes électroniques plus d'une fois par semaine, soit un pourcentage bien inférieur à celui observé aux États-Unis. Faut-il y voir une tendance, un momentum positif du point de vue des facteurs ESG?

En septembre 2018, lors d’une conférence destinée aux investisseurs, nous avions rencontré des dirigeants de BAT et les avions longuement interrogés sur les  différents aspects de leur gamme de produits. Notre questionnement portait essentiellement sur les points suivants: le problème persistant de dépendance à la nicotine, y compris dans le cas des nouveaux produits, et la forte progression de l’usage des cigarettes électroniques chez les jeunes Américains. En effet, selon la FDA, l’agence américaine de contrôle des aliments et des médicaments, l'utilisation des cigarettes électroniques a augmenté de 78% entre 2017 et 2018 chez les collégiens et lycéens âgés de 12 à 17 ans.

Le fait qu’il soit nécessaire de légiférer à propos de ces produits
nous paraît être un indicateur des limites de l'éthique de l'industrie du tabac.
Des limites de l’éthique

Or les explications avancées par les représentants de BAT, à savoir que la nature addictive de la nicotine n'était pas un problème majeur aux yeux de la FDA, ni qu’il s’agissait d’un facteur important dans l'adoption rapide des cigarettes électroniques par les jeunes, ne nous ont pas paru convaincantes. Visiblement, l'entreprise était dans le déni. D’ailleurs, tout récemment, Donald Trump et son ministre de la Santé et des Services sociaux, Alex Azar, viennent d'annoncer leur intention d’interdire la vente de cigarettes électroniques aromatisées aux États-Unis. Or, le fait qu’il soit nécessaire de légiférer à propos de ces produits nous paraît être un indicateur des limites de l'éthique de l'industrie du tabac. Il est probable que des recherches approfondies vont être entreprises ces prochaines années pour évaluer la nocivité éventuelle de ces nouveaux produits. Elles pourraient mettre en lumière de nouveaux risques liés aux composants chimiques utilisés, ce qui  entraînera de nouvelles controverses et se traduira par des dépenses supplémentaires pour le secteur.

Certains modèles d’analyse ESG excluent totalement le secteur du tabac de leur univers d'investissement. En revanche, lorsqu’un gérant utilise un modèle ESG basé sur l’intégration, il ne peut éluder la question de savoir si un secteur ou un émetteur constitue ou non un investissement attrayant. Or, même en adoptant l’approche «européenne» selon laquelle les nouveaux produits représentent une amélioration potentielle par rapport au tabac fumé, il semble que les inconnues sont trop nombreuses pour qu’un investisseur puisse arguer de l’existence d’un momentum positif du point de vue des facteurs ESG.

 

1 Phrase originale: “In 2012, we articulated a clear vision that places adult consumers at the centre of our strategy. Our Transforming Tobacco ambition builds on this vision as we grow our business based on offering our consumers a broad range of outstanding products, informed consumer choice and a drive towards a reduced-risk portfolio.”

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