Effets secondaires numériques

Martin Neff, Raiffeisen

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Les «heavy smartphone user» appartiennent à une communauté relativement incorrigible et distraite. Sans doute faudrait-il leur envoyer un avertissement sonore directement sur leur téléphone portable pour qu’ils en détournent le regard.

Peut-être que le nom Bebe Rexha vous est familier? Pour être franc, j’ignorais tout de cette dame jusqu’à présent, une petite lacune, car il s’agit apparemment d’une chanteuse pop américaine ayant un certain succès. Quoi qu’il en soit, il ne sera question ni d’elle ni de musique pop aujourd’hui, mais de smartphone. Bebe Rexha a en effet été heurtée par un tel smartphone. Oui, vous avez bien lu, car à l’occasion d’un concert à New York l’un des spectateurs lui a jeté un téléphone mobile au visage. J’ignorais jusqu’à présent qu’un téléphone mobile pouvait aussi servir de projectile. Il a en tous cas laissé des traces visibles sur le visage de la popstar que l’on peut voir sur différentes photos qui circulent sur le web. Concrètement, une bosse sur la joue, un coquard et une coupure juste en dessous du sourcil.

Au final, Bebe Rexha s’en est plutôt bien tirée. Mieux en tous cas que des milliers de victimes de la circulation qui étaient focalisées sur leur téléphone mobile et non sur la route, alors qu’elles circulaient en voiture, à vélo ou à pied. Personne n’admet bien sûr spontanément qu’il envoyait un SMS ou s’amusait de toute autre manière avec son téléphone mobile juste avant l’impact, mais j’affirme carrément que le téléphone mobile a supplanté l’alcool comme principale cause d’accident, également en Suisse.

Cette situation est déjà documentée depuis longtemps en Autriche ou en Allemagne. Deux tiers des piétons téléphonent régulièrement, un tiers lit des textes, plus de 40% rédigent des messages et près de la moitié fait tout cela même en traversant la rue. Ce n’est pas pour rien que le terme «smombie», mot-valise formé à partir des mots smartphone et zombie, a été créé et est même devenu mot de l’année en 2015. A Reutlingen, une commune du Sud de l’Allemagne, un panneau mettant en garde contre les smombies a même un temps été installé pour rire à proximité d’une école. En Lituanie, l’heure est moins à la plaisanterie. Celui qui se fait prendre le regard vissé sur son téléphone au moment de traverser une rue doit s’attendre à une amende d’au plus 12 euros. En Suisse aussi, les amendes sont parfois salées pour ceux qui utilisent leur téléphone au volant. Et les cyclistes risquent eux aussi de fortes amendes (au minimum CHF 100), quand ils utilisent leur téléphone en roulant. Une telle infraction est cependant rarement sanctionnée. Notamment dans les grandes villes, les cyclistes «en train de surfer» font déjà presque partie du quotidien et les piétons à fortiori. A propos de piétons: bon nombre de villes européennes ont désormais installé des feux tricolores au sol. Ils ont pour but d’attirer l’attention des utilisateurs de téléphone mobile dont le regard est rivé à leurs pieds sur un éventuel danger. De nombreux essais pilotes avec ces feux tricolores au sol n’ont toutefois pas eu le succès escompté.

Car notamment les «heavy smartphone user» appartiennent à une communauté relativement incorrigible et distraite. Sans doute faudrait-il leur envoyer un avertissement sonore directement sur leur téléphone portable pour qu’ils en détournent le regard. L’idée que je pourrais assister un jour à cette innovation ne me semble pas totalement fantaisiste. Même certains enfants en bas âge ont déjà été victimes d’un smartphone quand celui-ci échappe des mains de papa ou maman pour atterrir précisément sur la tête du bébé. La liste des accidents et des blessures parfois insensées qui sont au moins en partie imputables à des téléphones mobiles est sans fin.

Pour paraphraser la notice de tout médicament: pour toute question concernant les risques et les effets secondaires, veuillez interroger votre médecin ou votre pharmacien. A propos: il n’est pas question de pharmacienne comme je le remarque à l’instant, ce qui a sans doute (encore) échappé à la folie du wokisme.

La boîte et la notice du smartphone que je viens d’acquérir n’évoquent nulle part des effets secondaires et encore moins des dommages collatéraux. Cette petite chose impacte pourtant de plus en plus nos existences. Et elle recèle des dangers qui vont bien au-delà de cette description. Vous vous souvenez peut-être encore des botellónes stupides, ces beuveries de masse réunissant généralement de jeunes participants, organisées depuis les réseaux sociaux. Par exemple Facebook, comme ce fut le cas à Zurich en 2008, mais aussi à Genève. Plusieurs milliers de participants s’étaient inscrits à l’époque en très peu de temps. Et ont laissé derrière eux des montagnes de déchets et le chaos. Facebook a exceptionnellement joué un rôle plus louable lors du Printemps arabe. Plusieurs médias réputés ont conclu que les réseaux sociaux avaient permis aux revendications qui couvaient sur les réseaux de s’exprimer dans la rue.

Là aussi, le téléphone mobile a joué un rôle important, car il a permis la communication mobile des insurgés en temps réel. Quant aux émeutes actuelles de la jeunesse en France, on peut être certain que la plupart des fauteurs de troubles se sont donné rendez-vous via leur téléphone mobile.

La valeur boursière d’Apple dépasse désormais les 3 billions de dollars, presque trois fois plus que l’ensemble de l’indice du marché suisse des actions SMI (capitalisation boursière). Les groupes de médias sociaux font également l’objet d’une valorisation considérable. Si la bourse ne se contentait pas seulement d’évaluer, mais tenait également compte des valeurs, elle devrait intégrer des décotes massives, par exemple en raison des risques et effets secondaires éventuels. Mais du point de vue des spéculateurs, ceux-ci n’ont aucune importance, car les dommages qui en résultent sont supportés par d’autres, voire par des sociétés entières. On m’a autrefois enseigné qu’assumer le pouvoir signifiait aussi (prendre) des responsabilités. Mais cela ne s’applique sans doute que dans le monde réel. Dans cet espace intermédiaire numérique, la responsabilité se volatilise rapidement ou est imposée aux utilisateurs. C’est économiquement très efficace, mais extrêmement choquant au plan éthique et moral.

 

P.S. Pour ce qui me concerne: le 1er juillet, Fredy Hasenmaile a pris le poste de chef économiste de Raiffeisen Suisse en me succédant. Jusqu’à ma retraite à la fin de septembre je vais tout de même rester fidèle et continuer à proposer mon «point de vue».

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