Dérapage

Salima Barragan

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Vers un retour à la normale du prix de l’or noir?

© Keystone

Serons-nous payés pour faire notre plein d’essence? Un cas de figure qui ne relève pas complètement du fantasme à en juger par le plongeon inédit des contrats futures sur le West Texas Intermediate (WTI)1 à -55 dollars le baril. En d’autres termes, les vendeurs de contrats à terme – à court d’espace de stockage – rémunéraient les acheteurs pour les débarrasser d’un or noir devenu encombrant. Cette anomalie, qui nous rappelle que les échanges de pétrole sont un marché de négociants professionnels, résulte avant tout d’une baisse de la demande de 29 millions de barils2 en avril d’une planète en confinement. Mais la production soutenue à 100,1 milliards de barils par jour n’a cessé d’inonder le marché jusqu’à ce que les capacités de stockage viennent à manquer. Pour l’heure, le contrat sur le baril WTI pour juin se traite à plus de 23 dollars US. Un niveau tenable?

Quand l’Arabie Saoudite tentait de reprendre la main

Lors du sommet de l’OPEP+ du 6 mars, ses membres ne s’accordèrent pas pour orchestrer la baisse de la production proposée par l’Arabie Saoudite afin de soutenir les cours alors que la Chine, en pleine crise sanitaire, avait fortement réduit sa demande. A la surprise générale, le Royaume changeait son fusil d’épaule et augmentait sa production de 9,8 à 12 millions de barils par jour pour reprendre la main au sein du cartel. «Contrairement à la stratégie de 2014-2016, l’objectif numéro un des Saoudiens n’était pas d’affaiblir l’industrie du pétrole de schiste américain mais de ramener autour de la table des négociations les réfractaires, notamment la Russie, pour s’accorder sur de nouvelles baisses de production», explique Victor Lequillerier, économiste chez BSI Economics.

Le coût à payer pour l’Arabie Saoudite est le creusement de son déficit public,
qui selon le FMI, atteindrait 12,6% du PIB en 2020 contre 4,5% en 2019.

Le Royaume tentait, par la même occasion, de gagner des parts de marché auprès de ses partenaires asiatiques et de mettre son concurrent américain en difficulté. Il dispose de sérieux atouts pour mener son combat. «Le coût d’extraction de la compagnie nationale Saudi Aramco n’est que de 2,8 dollars US par baril, le plus bas au monde et elle dispose de capacités additionnelles et également de stocks, lui permettant d’atteindre rapidement un output quasi maximal de 12,3 millions de barils par jour», note Victor Lequillerier. En conséquence, le cours du baril de Brent plonge de 46,6% entre le 5 mars et le 30 avril. Une stratégie pourtant désastreuse pour l’Arabie Saoudite qui dépend des recettes fiscales pétrolières. Ces dernières représentent 80% des recettes budgétaires. «L’effet positif du volume s’est avéré insuffisant pour compenser l’écroulement des cours. Le coût à payer pour l’Arabie Saoudite est le creusement de son déficit public, qui selon le FMI, atteindrait 12,6% du PIB en 2020 contre 4,5% en 2019», poursuit Victor Lequillerier.

Les producteurs américains en surproduction

Aux Etats-Unis, où le pétrole de schiste a continué de couler à flot, les capacités de stockage sont venues à manquer. Alors que leur seuil de rentabilité moyen de l’extraction par fracking se situe autour de 60-65 dollars le baril, le secteur du pétrole de schiste américain - déjà très endetté – est sous pression. A noter, les investisseurs exigent des obligations spéculatives des sociétés pétrolières des rendements supérieurs à dix pour cent.

Mais ce secteur pourrait mieux résister à la stratégie saoudienne que par le passé. «Par rapport à 2014-2016, la rentabilité du secteur du schiste américain s’est renforcée et présente une plus forte résilience face à des prix bas du pétrole», souligne Victor Lequillerier. En outre, le gouvernement américain réfléchit à subventionner les sociétés pétrolières afin qu’elles évitent de produire pour vendre à perte ou augmenter les réserves.

La volatilité va certainement peser sur les dépenses d'investissement,
qui avaient déjà reculé cette année d'environ un quart.

Enfin, la suroffre de pétrole de schiste pourrait vite se résorber. «Une telle volatilité va certainement peser sur les dépenses d'investissement, qui avaient déjà reculé cette année d'environ un quart», écrivait récemment Stéphane Monier, CIO de la banque Lombard Odier, dans une note sur le pétrole3. Moins de Capex, moins de forages, moins de pétrole...

Transfert de richesse

D’éventuelles faillites des producteurs de pétrole de schiste pourraient dans un premier temps rééquilibrer un peu le marché. Cependant, les rois des pétrodollars devront rapidement repenser leur stratégie. L’Arabie Saoudite, qui a encaissé 200 milliards de dollars avec le pétrole en 2019, a besoin d’un cours autour de 85 dollars pour atteindre son équilibre fiscal. La Russie, qui en a encaissé 160, dépend aussi de ses exportations. Dans une note du 21 avril, Sébastien Galy, stratégiste macro chez Nordea Asset Management, relève que des cours durablement bas impliquent un transfert de richesse des pays exportateurs vers les pays importateurs. Pour ces derniers, la chute des cours est un soulagement à l’aube d’une récession… mais pourrait signifier la faillite des pays les plus dépendants de la vente de l’or noir, comme le Nigeria ou l’Angola.

Alors quel avenir pour les cours?

L’OPEP+ s’est résolu à une première baisse de la production effective dès le mois de mai. De son côté, la Norvège a annoncé une réduction de sa production jusqu’à la fin de l’année. Pour l’heure, le baril américain de WTI pour juin se traite au-dessus de 23 dollars. Ce niveau de prix pourra-t-il durer?

La transition énergétique de nos systèmes économiques n’est pas
suffisamment avancée pour nous soulager de notre dépendance au pétrole.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, les investissements mondiaux sont en baisse de 32%, ce qui signifie que la production va inéluctablement baisser pour atteindre possiblement une situation de sous-approvisionnement.

La transition énergétique de nos systèmes économiques n’est pas suffisamment avancée pour nous soulager complètement de notre dépendance au pétrole. Même réduite, la demande en pétrole reprendra après le confinement. Egalera-t-elle les niveaux d’avant la crise? Pas si sûr, pour Victor Lequillerier: «l’Agence Internationale de l’Energie table sur une baisse de 5,25% de la demande mondiale de pétrole».

Cependant, pour UBS, le marché du pétrole sera sous-approvisionné pour la fin de l’année ce qui contribuera à remonter les cours. Plus précis, Lombard Odier table sur un baril de Brent à 40 dollars sur un horizon de douze mois, arguant que les prix seront finalement déterminés par les coûts marginaux de production.

 

1 Le 20 avril sur les contrats à échéance mai 2020.
2 Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), la demande a baissé en avril de 29 millions de baril par jour en comparaison avec avril 2019, soit environ 30% de la consommation totale.

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