Critères ESG: plus une question de «si», mais de «comment»

Roberto Magnatantini, S. Zafar, G. Compeyron, SYZ AM

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Le fait d’analyser l’empreinte carbone d’une entreprise avant d’ouvrir une position est une décision judicieuse du point de vue de la performance et du risque.

«En raison de l’intérêt accru porté par la société et les autorités de réglementation aux questions ESG, de nombreux investisseurs se sentent contraints voire obligés d’accorder davantage d’attention à ces thèmes. Si l’on réfléchit exclusivement en termes d’investissements, l’intégration de ces questions ne relève plus d’une simple prise de conscience, mais répond au besoin de préserver la valeur des investissements face à la probabilité de plus en plus élevée de pertes liées aux questions ESG.»

Le carbone constitue un indicateur particulièrement important du cadre environnemental, social et de gouvernance (ESG): il est suivi par la majorité des autorités de réglementation et semble être lié à la performance dans de nombreux secteurs. Par ailleurs, il peut être estimé de façon fiable et ne se prête pas à la manipulation, contrairement à de nombreux autres facteurs ESG. Le fait d’analyser l’empreinte carbone d’une entreprise avant d’ouvrir une position n’est donc pas seulement «bon pour la planète», c’est également une décision judicieuse du point de vue de la performance et du risque.

La Chine offre une illustration très claire de cette dynamique. Le géant asiatique n’est sans doute pas le premier choix qui vient à l’esprit lorsque l’on évoque les qualités environnementales. Les images de la pollution massive de ses mégapoles et les sentiments de colère et de frustration qu’elle engendre chez leurs habitants font le tour des réseaux sociaux. Pourtant, le Parti communiste prend la menace au sérieux: d’après les estimations, 40% de l’ensemble des usines du pays ont été fermées au moins temporairement au cours des dernières années pour faire l’objet d’inspections et 80’000 d’entre elles ont été poursuivies ou ont reçu des amendes du Bureau environnemental (Forbes, China Shuts Down Tens of Thousands of Factories in Widespread Pollution Crackdown, 24.10.2017). La réussite la plus prometteuse reste néanmoins l’engagement du gouvernement à réduire ses émissions de particules fines de 25% d’ici 2035 par rapport aux niveaux de 2016 ainsi que la création d’un Système d’échange de quotas d’émissions (SEQE) pour les entreprises du secteur de l’électricité.

La Chine en passe d’avoir le plus grand marché mondial de carbone 
Système d’échange de quotas d’émissions (tonnes métriques d’équivalents dioxyde de carbone)
Source: China Carbon Forum, © FT

 

La Chine constitue un bon exemple du bouleversement qui est en train d’avoir lieu: en l’espace de quelques années, la pollution est passée du statut de conséquence inévitable de la croissance et du développement économique à celui de problème majeur à traiter en urgence.

Réduire le risque ESG

Au cours de la dernière décennie, un certain nombre d’entreprises ont fait parler d’elles pour leurs manquements aux normes ESG. Le scandale Volkswagen, qui recouvre des aspects à la fois environnementaux et gouvernementaux, est un exemple bien connu, mais reste néanmoins sans commune mesure avec la catastrophe de la plateforme pétrolière BP dans le Golfe du Mexique en 2010, qui a coûté à la compagnie pétrolière un montant record d’USD 65 milliards en indemnisations.

Les écueils potentiels auxquels sont confrontées les entreprises varient en fonction du type d’activité. L’un des risques intangibles évidents réside dans la gouvernance, dans la mesure où la fraude peut entraîner une entreprise à la faillite, ou au moins à une perte temporaire de confiance. L’exemple extrême est Enron, dont les dirigeants ont dissimulé des milliards de dollars de dette en trafiquant la comptabilité, ce qui a fini par mener l’entreprise à la faillite.

Quelle que soit la nature du risque, la société et les autorités de réglementation sont de plus en plus sensibles aux questions ESG, ce qui contraint les investisseurs à accorder davantage d’attention à ces thèmes, indépendamment de leurs convictions personnelles. L’intégration de ces questions ne relève plus d’une simple prise de conscience, mais répond au besoin de préserver la valeur des investissements face à la probabilité de plus en plus élevée de pertes.

C’est à ce niveau que le carbone entre en jeu. Comme l’a souligné une enquête du Forum économique mondial réalisée auprès de plus de sept cents spécialistes, les événements météorologiques extrêmes et les catastrophes naturelles se classent parmi les 5 principaux risques en termes de probabilité et d’impact sur les entreprises (Forum économique mondial, The Global Risk Report 2018, 2018).

Vue d’ensemble des risques mondiaux 2018
Quels sont l’impact et la probabilité des risques mondiaux?
Source: Global Risks Report 2018, Forum économique mondial

 

Les coûts de la pollution et du carbone en particulier revêtent deux aspects: ils peuvent être directs (liés à la réglementation par exemple) ou indirects (en raison d’une perte de valeur des actifs). Le SEQE tombe dans la première catégorie, car il tente de capturer le coût des externalités du carbone et de laisser les forces du marché déterminer un juste prix. Il est basé sur le principe de «plafonnement et d’échange»: un volume global de gaz à effet de serre (GES) est défini et les entreprises peuvent échanger des quotas d’émissions en fonction de leurs propres émissions. Généralement, les entreprises doivent présenter un permis d’émission par tonne métrique de carbone émise ou régler une amende (Commission européenne, Le Système d’échange de quotas d’émissions de l’UE (SEQE-UE), 2016). La sécheresse qui frappe actuellement Le Cap tombe dans la deuxième catégorie. Les réservoirs de la ville sont quasiment vides, ce qui a un impact direct sur la production de vin, qui occupe une part importante des exportations sud-africaines, un secteur en baisse de 20% (CNBC, Cape Town is running out of water, and no one knows what economic impact that will have, mars 2018). Michael Bloomberg, l’envoyé spécial des Nations Unies pour le changement climatique a déclaré que cet événement avait valeur de piqûre de rappel concernant le changement climatique.

L’importance des émissions de carbone

Si les critères ESG constituent un outil de plus en plus utilisé pour déterminer le niveau de développement durable d’une entreprise, leur inclusion dans le processus d’investissement n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Bien que les entreprises communiquent de plus en plus de données non financières, une part importante des informations de l’univers restent difficilement accessibles. Pire, même lorsque ces informations sont disponibles, leur qualité est souvent médiocre et peut être soumise à la subjectivité voire à la manipulation des dirigeants.

Un autre problème est la distinction entre données qualitatives et quantitatives. La tendance à l’écoblanchiment (ou greenwashing), c’est-à-dire la promotion de la vision pro-ESG d’une entreprise par le biais d’un marketing amplifié, sans la mise en place de pratiques concrètes, est particulièrement répandue parmi les grands groupes, qui sont en mesure de produire une quantité considérable de politiques et d’objectifs décorrélés de leurs efforts réels. L’existence de ce phénomène d’écoblanchiment est observable dans les données publiées: d’après Goldman Sachs, les entreprises du MSCI ACWI publient en moyenne plus de données binaires relatives aux politiques que de données de performance relatives aux politiques (54,9%, contre 11,6%) (Goldman Sachs, The PM’s Guide to the ESG Revolution, 2017).

On peut ainsi aboutir à des situations cocasses où une entreprise peut obtenir un très bon score ESG global tout en étant exposée à de graves controverses. Marathon Petroleum, par exemple, obtient dans l’ensemble des notes ESG élevées (Conser ESG Consensus®), mais reste mêlé à un certain nombre de polémiques. En fait, comme l’a souligné KLP, la plus grosse compagnie d’assurance-vie norvégienne, Marathon détient 9,2% du Dakota Access Pipeline. La controverse autour du projet s’est concentrée sur la question de la souveraineté tribale et du risque de contamination de l’eau. KLP a pris la décision d’exclure l’entreprise, au motif que ses activités comportent un «risque inacceptable de contribuer à des violations graves ou systématiques des droits de l’homme» (KLP, Decision to exclude Energy Transfer Partners, Phillips 66, Enbridge Inc., and Marathon Petroleum Corporation, mars 2017).

Pour toutes les raisons que nous venons de citer, la prise en compte des émissions GES constitue un double avantage. Premièrement, elles sont difficiles à manipuler, car elles sont soit déclarées par les entreprises par le biais du cadre audité du Carbon Disclosure Project (CDP) ou estimées par des experts comme Trucost, une filiale de Standard & Poors. Deuxièmement, l’analyse de l’empreinte carbone complète intègre également à l’équation le problème du «passager clandestin» (free-rider), ainsi que celui des entreprises fabless (sans usine), en prenant en considération non seulement les émissions propres des entreprises, mais également celles de l’ensemble de leur chaîne logistique (Désignés par les termes Scope 1, 2 et 3 (le Scope 1 regroupe les émissions liées aux actifs d’une entreprise, le Scope 2 regroupe l’utilisation d’électricité, de chaleur, etc. d’une entreprise et le Scope 3 regroupe l’ensemble de la chaîne logistique de l’entreprise, des fournisseurs aux clients)).

Scopes des émissions GES
Source: World Resources Institute

 

Où résident les opportunités

La demande pour les investissements adoptant des facteurs ESG est en train de se renforcer en Europe, où les investisseurs particuliers et institutionnels respectent de plus en plus les normes environnementales par conviction... ou par obligation. L’article 173 de la loi française sur la transition écologique et énergétique (TEE) donne un bon exemple de cette tendance, en soumettant les investisseurs institutionnels à des obligations de reporting sur la prise en compte des facteurs ESG et des questions liées au carbone dans leurs politiques d’investissement.

L’évitement du carbone offre des opportunités aux investisseurs, car de nombreuses sociétés exercent des activités liées à l’approvisionnement en énergie propre ou visant à résoudre les problèmes environnementaux. Toutefois, le fait de restreindre votre périmètre à ces entreprises diminue considérablement votre univers d’investissement et réduit non seulement le potentiel de performance, mais accroît également les risques de concentration et les risques thématiques. Une meilleure approche consiste à garder un univers d’investissement aussi large que possible, en se contentant d’exclure dans un premier temps les pires contrevenants, pour ensuite sélectionner les meilleures entreprises disponibles au sein de chaque secteur. Prenons par exemple le cas d’Excel Energy, un producteur d’électricité américain, qui délaisse aujourd’hui les combustibles fossiles au profit des énergies renouvelables. Même si l’entreprise serait probablement exclue d’un processus rigoureux d’évitement du carbone, il s’agit en fait d’un acteur vertueux, qui présente un fort potentiel de croissance de ses résultats.

Par ailleurs, une question très importante demeure concernant les critères ESG en général: peuvent-ils générer de la performance? Bien que de nombreuses études contradictoires soulignent la difficulté d’évaluation des soft data (ou «données molles»), un rapport élaboré par PwC (PWC, CDP Global 500 Report 2011, Accelerating Low Carbon Growth, 2011) pour le compte du Carbon Discloser Project établit un lien direct entre les efforts de réduction des émissions et la performance. Il s’avère ainsi que sur une période comprise entre 2005 et 2011, les entreprises qui intégraient pleinement le changement climatique dans leur stratégie ont obtenu des performances largement supérieures à celles du marché dans son ensemble. Dans une note de 2017 concernant l’utilisation des données ESG par les gérants de portefeuille, Goldman Sachs a analysé différents indicateurs, afin d’identifier lequel pourrait être une source fiable de génération d’alpha (Goldman Sachs, The PM’s Guide to the ESG Revolution, 2017). Il est ressorti que les entreprises à faible intensité de carbone avaient tendance à surperformer, en particulier dans les secteurs de la production de pétrole, de la raffinerie, des produits chimiques, des infrastructures et des services aux collectivités. Les résultats concordent également dans des secteurs moins évidents qui consomment de grandes quantités d’électricité, notamment l’industrie des jeux vidéo.

Pour conclure, les preuves empiriques montrent l’impact de plus en plus important des facteurs ESG sur les performances des titres. L’analyse GES offre le double avantage d’être objectivement mesurable et d’avoir des conséquences environnementales et sociales considérables. La réduction de l’empreinte carbone globale d’un portefeuille permet donc de réduire son risque, tout en aidant la planète et en soulageant la conscience des investisseurs. Difficile de trouver une stratégie qui fasse à ce point l’unanimité!

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