Chaleur – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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La bourse la plus brûlante du monde. Investir judicieusement dans la protection du climat. Pas de boom, pas de récession.

Après les montagnes enneigées de Davos, nous nous tournons vers un paysage plus clément: en Jamaïque, la température est estivale actuellement, et même très élevée en bourse depuis cinq ans. Cette situation n’a pas d’impact sur le monde, mais elle montre comment les choses peuvent évoluer favorablement lorsque l’économie, la politique et les marchés créent un «bon climat» local. Le changement climatique en revanche n’a rien de bon, et c’est un phénomène qui échauffe les esprits, tout le monde le sait. Le célèbre investisseur américain Jeremy Grantham considère la protection du climat comme le thème de placement le plus brûlant du moment. Il reçoit d’ailleurs le soutien d’un titulaire du prix Nobel d’économie. Nous expliquons également très brièvement pourquoi les craintes d’une récession imminente nous semblent exagérées.

1. La bourse la plus brûlante du monde

Créé il y a plus de cinquante ans, le «Jamaica Stock Exchange - JSE» est peut-être la bourse la plus brûlante du monde selon un récent article de Bloomberg1. Le climat caribéen rivalise en quelque sorte avec sa performance, laquelle s’est établie à 29% en 20182. Un record mondial inhabituel, alors que pratiquement tous les autres marchés boursiers des pays émergents subissaient de fortes pressions. Pur hasard? En partie. Cette envolée, qui n’a en tout cas rien à voir avec ce que les acteurs auraient pu fumer, est davantage liée à la taille de ce marché, ou plus exactement à sa petitesse. Mais ce n’est là qu’un aspect du phénomène. Prenons les choses l’une après l’autre.


 

Ces cinq dernières années, le JSE a affiché une progression que nul autre marché ne surpasse. Avec une performance de plus de 350%, il bat largement l’indice MSCI des pays émergents, tout comme l’indice américain ou helvétique. À cela s’ajoute le fait que les investisseurs n’y souffrent pas de la concurrence des courtiers haute fréquence ni des gestionnaires de fonds. En fait: la Suisse a des montres, la Jamaïque a du temps. Situé sur la rive de la baie de Kingston, le bâtiment en style historisant de la bourse, entouré de palmiers et de bougainvilliers, n’assure le négoce que pendant trois heures et demie les jours ouvrables. Le traitement d’un ordre de transaction y dure deux jours, ce qui correspond apparemment aux exigences internationales minimales et constitue déjà un progrès par rapport à l’année précédente, où le temps de traitement était de trois jours. Il n’y a pas de fonds de placement en Jamaïque, ni même de fonds «Frontier Markets», ce qui se comprend, car les 37 titres cotés à la bourse principale sont moins liquides que le rhum de l’île. Ils ne sont pas négociés sur une base quotidienne, mais uniquement lorsque acheteurs et vendeurs manifestent suffisamment d’intérêt. Néanmoins, selon les prescriptions de l’Administration des marchés financiers, les teneurs de marché réglementés devront être admis à la bourse jamaïcaine à partir de 2020. Ainsi, les investisseurs pourront opérer des transactions quand ils le souhaitent, et pas seulement lorsque d’autres manifestent de l’intérêt. Ce sera un facteur important pour la vingtaine de nouvelles introductions en bourse qui se préparent.

Edward Seaga, un économiste formé à Harvard, a apporté une contribution importante à la création de la bourse jamaïcaine en 1968, dont la capitalisation correspond à l’équivalent de dix milliards de francs. Dans les années 1970, il a fait carrière au sein du parti travailliste de ce pays insulaire, dont il est même devenu ultérieurement le premier ministre. Après avoir suivi une orientation plutôt favorable à l’économie sous son mandat, la Jamaïque s’est par la suite à nouveau appuyée davantage sur Cuba que sur Washington au plan politique, ce qui a eu des retombées néfastes pour l’économie et la population.  

Site apprécié par les start-up

Et aujourd’hui? Uma Ramakrishnan, responsable du bureau local du Fonds monétaire international (FMI), a déclaré dans un entretien avec Bloomberg: «Si je pouvais interpeller les investisseurs avec un mégaphone, je leur dirais, «L’heure de la Jamaïque est venue», car l’augmentation des recettes publiques, les conditions économiques avantageuses et les orientations politiques ont amélioré le climat des investissements.»3,4 Et cet État caribéen va encore progresser. Du fait de sa situation stratégique favorable, son économie devrait trouver et exploiter de nouvelles sources de revenus en dehors du tourisme ces prochaines années. Certaines mesures ont été prises pour faciliter la création d’entreprises. Bien que Kingston soit encore une ville qualifiée de dangereuse par de nombreux guides de voyage, la Jamaïque se hisse au sixième rang mondial de l’indice «Ease of starting-a-business» (facilité de créer une entreprise) établi par la Banque mondiale5. Vous avez bien lu: elle occupe la sixième place!

Ces trois dernières années, un milliard de francs de fonds étrangers environ ont été investis annuellement dans ce petit état insulaire, qui menaçait de s’effondrer sous le poids de sa dette en 2008 encore. Mais c’est de l’histoire ancienne. Dernièrement, une entreprise sidérurgique chinoise, Jiuquan Iron & Steel, a signé une convention d’investissement pour un montant équivalent à six milliards de francs. Elle souhaite y établir une zone industrielle avec une grande raffinerie d’aluminium. La bauxite est en effet la principale matière première de la Jamaïque. 

Ces cinq dernières années, le FMI et le gouvernement jamaïcain ont entrepris une «expérience unique»: ils ont restructuré les dettes publiques, prolongé leurs durées et divisé les intérêts par deux, de sorte que les banques et l’État ont pu s’épauler mutuellement. Une sévère politique d’austérité a permis de réduire l’endettement public d’un niveau de 135% du PIB il y a cinq ans à moins de 100% aujourd’hui. Et il devrait tomber en dessous de 90% en l’espace de deux ans. Que cette évolution soit intervenue en dépit de ces mesures restrictives du gouvernement ou grâce à elles fait l’objet d’une controverse politique. Quoi qu’il en soit, l’économie jamaïcaine est sur la voie de la croissance. Certes, celle-ci progresse lentement, mais sans inflation et donc durablement. En cinq ans, le chômage a chuté de 16,5% à quelque 10%; l’inflation a fortement baissé ces dix dernières années et les taux directeurs s’élèvent à 3%. La banque centrale jamaïcaine expose sa politique monétaire de manière peu conventionnelle aux habitants qui, pour la plupart, ne connaissent guère les thèmes économiques: pour leur faire comprendre par exemple ses objectifs en matière d’inflation et de taux d’intérêt, elle a tourné une vidéo de reggae et l’a postée sur Twitter. Pour expliquer ses taux, les interprètes chantent: «If it’s too high the people have a cry and if it’s too low the country nah grow…»6 (s’ils sont trop élevés, les gens vont pleurer, s’ils sont trop bas, l’économie croîtra). C’est par ailleurs avec beaucoup de succès que la banque centrale a lancé sur Twitter sa «National Financial Inclusion Strategy» (stratégie nationale d’inclusion financière) afin de donner à la population l’accès au crédit et d’améliorer la protection des consommateurs.

2. Investir judicieusement – dans la protection du climat

Alors que l’élite mondiale réunie au Forum économique de Davos a unanimement reconnu l’enjeu que représente le changement climatique, il peut paraître étonnant que très peu d’investisseurs engagent de manière réellement systématique des capitaux dans des entreprises qui protègent l’humanité du réchauffement planétaire. Pourtant, j’ai rencontré récemment l’un de ces rares investisseurs: Jeremy Grantham, 80 ans, qui est depuis un demi-siècle une icône de succès en matière de gestion de fortune aux États-Unis. Pendant la crise liée à la bulle Internet de 2000, son fonds a tiré profit de ses positions courtes dans les actions de sociétés technologiques. Même scénario pendant la crise financière de 2008 avec ses positions courtes en titres financiers. 

Je l’ai rencontré lors d’une conférence d’investisseurs, à l’occasion d’une table ronde. Il est extrêmement dynamique en dépit de son âge. Tous les jours, il se rend à son bureau, où il gère la fortune de sa famille et rédige trimestriellement une analyse des marchés très appréciée. Lors du débat, il a expliqué que depuis trois ans environ, il investit 98% de sa fortune liquide (l’équivalent d’un milliard de francs environ) exclusivement dans des actions d’entreprises qui élaborent principalement des solutions pour protéger l’humanité des diverses conséquences du réchauffement climatique. Son but ne consiste pas à obtenir une performance légèrement supérieure à celle d’un indice boursier mondial quelconque. Il voit plus grand, et il est aussi plus radical: en tant qu’investisseur, il pense pouvoir multiplier la valeur de ses placements ces prochaines années. Mais en tant que citoyen, propriétaire, père et grand-père, il souhaite avant tout que ses investissements aient un impact durable.  

Valeur ajoutée des solutions durables

Grantham considère le réchauffement planétaire comme le plus grand défi économique depuis la révolution industrielle. Il estime que ce phénomène va susciter l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs comparables, à certains égards, à des pionniers du siècle dernier tels que les Rockefeller aux États-Unis et Alfred Escher en Suisse. Il en est convaincu. Cela dit, il ne cible pas seulement les entreprises qui s’activent pour protéger les régions côtières à forte densité de population. Il s’intéresse à tout autre chose: il cherche des solutions entrepreneuriales avant-gardistes qui permettent de préserver notre agriculture, notre approvisionnement en eau, notre mobilité et nos sources d’énergie du changement climatique ou qui sont capables de contrer celui-ci efficacement. Si les externalités positives de telles solutions restent encore souvent des biens publics aujourd’hui, les perspectives d’avenir de Grantham laissent envisager un revirement de situation dans quelques années, car le réchauffement planétaire est une réalité depuis longtemps. Voilà pourquoi des solutions capables de freiner cette évolution, voire de l’inverser, prendront de la valeur avec le temps, tout comme les actions des entreprises qui les développent. En effet, il est bien connu que les marchés financiers anticipent tôt l’avenir.  

En se référant à l’étude du Club de Rome de 1972 intitulée «Les limites de la croissance» ainsi qu’aux courbes de croissance exponentielle qu’il connaît bien en tant que gestionnaire de placements, il a créé dans le public un silence embarrassé: «Devant un graphique montrant la croissance exponentielle de la population au siècle dernier, un investisseur en déduirait immédiatement qu’une chose qui grandit à une telle vitesse finira par éclater comme une bulle.» Le seul fait que la croissance exponentielle représentée par le graphique ne s’applique pas à l’évolution des cours boursiers mais à celle de la démographie mondiale a laissé les auditeurs songeurs.

Bien entendu, Grantham a sciemment exagéré ses propos, car il n’est nullement catastrophiste. S’il considère le changement climatique comme étant peut-être le plus grand défi de l’humanité, il y voit aussi l’une des plus grandes opportunités. Selon lui par exemple, l’agriculture mondiale serait beaucoup plus affectée que la population des villes ne le pense, et comme les agriculteurs ont besoin de 70% des réserves d’eau douce faciles d’accès, l’augmentation de leur productivité se heurtera à des limites naturelles. Si, comme le dit Grantham, les plus grandes plaines agricoles continuaient à perdre en moyenne annuelle 1% de leur couche supérieure de terre fertile en raison du réchauffement planétaire, les pénuries qui en découleraient auraient des conséquences directes sur un grand nombre de personnes. Nous serions alors confrontés à une multitude d’autres défis liés au climat en termes de consommation d’eau, d’utilisation de l’énergie et de mobilité. Pour y faire face, il faudrait des innovations technologiques, des capitaux et du temps, un domaine qui est donc intéressant pour un investisseur aux vastes ressources financières tel que lui.

Grantham a également reçu le soutien de Paul Romer, le titulaire du prix Nobel d’économie 2018. Celui-ci a décrit deux formes d’optimisme: premièrement, l’optimisme naïf, comme celui des enfants qui attendent leurs cadeaux de Noël. Or, ceux qui espèrent naïvement être épargnés par le changement climatique se trompent très probablement. Deuxièmement, il y a l’optimisme conditionnel, que Romer décèle également dans la vision de Grantham. Il a illustré ses propos par l’exemple d’un enfant qui, du fait du réchauffement climatique, souhaite construire une cabane dans un arbre. «Si je réunis quelques planches, des clous et des amis qui m’aideront, ça pourrait donne quelque chose de vraiment bien». Une jolie métaphore pour les placements dans l’un des thèmes les plus brûlants de notre époque.

3. Pas de boom, pas de récession

Les craintes récessionnistes sont à la mode. Sous le titre très évocateur: «Cinq poids lourds de la finance discutent de la prochaine récession7», la chaîne d’information américaine CNBC a interrogé récemment les CEO des établissements financiers Goldman Sachs, JP Morgan, Blackstone, Pimco et Bridgewater pour savoir quand interviendrait la prochaine récession. Pourtant, la croissance économique peut parfois ressembler à un marathon. L’Australie a connu en 2018 sa 28e année d’expansion ininterrompue.

Généralement, la croissance meurt des suites d’une surchauffe, mais pas de vieillesse. C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles, à l’instar du FMI, nous anticipons un ralentissement économique important en 2019, mais pas une récession. En d’autres termes, l’inflation restera faible et les bénéfices des entreprises progresseront à nouveau en comparaison annuelle, mais à rythme plus modéré. De manière générale, les grandes crises boursières succèdent elles aussi à des périodes d’euphorie. Mais celles-ci ont fait défaut ces dernières années. Et l’absence de dynamisme sur la plupart des marchés en 2018 est peut-être justement le signe que la récession tant redoutée ne se concrétisera pas cette année.

 

1 Voir Bloomberg Businessweek du 21 janvier, p. 53
2 Performance en USD, source: Bloomberg
3 Voir https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/12/07/pr18459-imf-staff-concludes-visit-to-jamaica 
4  Voir https://www.bloomberg.com/news/features/2019-01-18/the-jamaican-stock-exchange-is-the-world-s-best-performing-market 
5  Voir http://www.doingbusiness.org/content/dam/doingBusiness/country/j/jamaica/JAM.pdf 
6  Voir https://twitter.com/hashtag/BOJspeaks?src=hash
7 Voir https://www.cnbc.com/2019/01/25/five-financial-heavyweights-weigh-in-the-next-recession-is-nearing.html

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