Toute l’économie est affaire d’incitations

Yves Hulmann

3 minutes de lecture

Pour Bengt Holmström, prix Nobel d’économie en 2016, les aspects monétaires ne sont pas le seul facteur déterminant pour les entreprises.

Bengt Holmström a obtenu en 2016 le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel (ou «prix Nobel» d’économie) pour ses travaux sur la théorie des incitations et à propos de la théorie de la firme. Pour le professeur finlandais qui enseigne au Massachusetts Institute of Technology (MIT), les entreprises et les institutions académiques doivent tenir compte de multiples incitations pour préserver et améliorer leur attrait. Entretien en marge d’une conférence organisée par le Swiss Finance Institute (SFI) mercredi à Zurich.

Vous avez reçu le prix Nobel d’économie en 2016. Quel a été l’impact de ce prix sur votre activité de recherche durant la période qui a suivi?

Recevoir un tel prix vous oblige surtout à avoir un plus grand sens des responsabilités par rapport à ce que vous dites, faites ou publiez. Vous ne pouvez pas simplement retourner à votre bureau et continuer votre vie comme auparavant. Vous recevez davantage de demande pour participer à des conférences, pour donner des interviews. En revanche, en ce qui concerne mes activités de recherche proprement dites, l’obtention d’un tel prix n’a pas eu d’incidence car il a récompensé des travaux qui avaient déjà été réalisés une ou deux décennies auparavant.

«Qu’il s’agisse des entreprises, des gouvernements ou des individus,
les incitations ne se limitent pas à l’argent uniquement.»
Parmi vos sujets de recherche, vous vous êtes penché en particulier sur les questions liées aux incitations. Quels sont les enseignements de cette théorie dans la pratique?

Ils sont très vastes – je dirais même que toute l’économie dépend d’incitations, même si elles se présentent sous des formes variées. Qu’il s’agisse des entreprises, des gouvernements ou des individus, les incitations ne se limitent pas à l’argent uniquement. Par exemple, sur le marché du travail, les incitations ne concernent pas le seul salaire versé à l’employé mais elles comprennent tous les aspects qui se rapportent à la manière dont on organise le cadre de travail. La plupart des employés ne perçoivent au demeurant pas de bonus – donc, la question est de savoir ce qui incite et motive les gens à faire leur travail. Il peut s’agir d’aspects liés à la poursuite de leur carrière, à la perception qu’ils ont du sens de leur travail ou de toutes sortes d’autres facteurs.

La transformation des habitudes de travail, suite notamment à l’arrivée de la numérisation, a-t-elle modifié le rôle des incitations dans le monde professionnel?

La numérisation a entraîné une forte décentralisation de la manière de travailler. Les employés accordent plus d’importance à l’entrepreneuriat, à la possibilité de prendre des initiatives. La numérisation a aussi remis en question les limites entre le travail et la vie privée. Plus généralement, je dirais aussi que l’on accorde aujourd’hui davantage d’importance au sens qu’a son travail pour la société dans son ensemble. Les jeunes, en particulier, veulent faire quelque chose qui ait davantage de sens dans le cadre de leur entreprise ou de leur activité professionnelle.

Les entreprises ont vraiment intérêt à être attentives aux aspects sociaux et environnementaux aujourd’hui et à mettre en place des incitations adéquates à cet égard. Beaucoup d’entreprises se rendent compte que la valeur actionnariale n’est plus, aujourd’hui, le seul critère qui compte mais qu’il faut aussi tenir compte de beaucoup d’autres aspects. La «shareholder value» ne suffit plus, il faut aussi prendre en compte la «stakeholder value».

«Lorsque l’on met en place des incitations,
il faut aussi être en mesure de les adapter constamment.»
Pouvez-vous citer des exemples de bonnes ou mauvaises incitations mises en place par des entreprises?

Le scandale qui a affecté Wells Fargo il y a quelques années aux Etats-Unis à propos des comptes fantôme est un bon exemple de ce qui peut résulter de mauvaises incitations. Les employés étaient en effet récompensés en fonction du nombre de comptes ouverts. Au début, cela a bien fonctionné car il n’était pas trop difficile de trouver de nouveaux clients. Mais, par la suite, certains employés ont commencé à attribuer aux clients des comptes factices dans le seul but d’atteindre les objectifs. Les montants concernés n’étaient pas si importants mais cela a eu un impact très négatif sur la banque.

Ceci rappelle que lorsque l’on met en place des incitations, il faut aussi être en mesure de les adapter constamment. Lorsque l’on attribue une rétribution – même très modeste – qui vise à encourager tel ou tel comportement, il faut savoir que l’argent représente non seulement ce qu’il est mais qu’il a aussi une valeur de signal, car cela montre à l'employé ce qu'il doit ou non faire dans l'entreprise.

Les incitations sont-elles plus efficaces lorsqu’elles viennent d’en haut?

Il est intéressant d’observer que les incitations vont parfois aussi bien du bas vers le haut que l’inverse. Dans le domaine de l’environnement, ce sont parfois les employés qui ont influencé le top management de leur entreprise plutôt que l’inverse. Dans chaque domaine, il y a souvent une figure ou un critère qui influence ensuite les autres. Dans une entreprise, ce peut bien sûr être le chef, si son action est perçue comme étant crédible. Dans la recherche, ce sont les pairs, c'est-à-dire les autres chercheurs dans les autres universités, qui ont le plus d’influence. Dans des activités très précises comme la programmation informatique, on observe que beaucoup de personnes compétentes acceptent de travailler gratuitement, par exemple pour développer des logiciels en accès libre («open source»), dans le seul but d’être reconnu par la communauté des développeurs.

«Les universités américaines, qui sont souvent privées,
offrent beaucoup de choix aux étudiants.»
Vous avez longtemps travaillé aux Etats-Unis. Pourquoi les universités américaines ont-elles toujours une telle domination dans la recherche?

Je dirais que les universités américaines, qui sont souvent privées, offrent beaucoup de choix aux étudiants. Lorsqu’aussi bien les étudiant que les chercheurs ont beaucoup de liberté pour choisir l’institution qui leur convient, cela accroît la compétition entre chercheurs, entre institutions. Au final, les bonnes personnes attirent les autres bonnes personnes.

N’est-ce pas aussi une question de moyens financiers plus importants?

Non, je ne pense pas que ce soit uniquement une question de moyens financiers. L’argent est peut-être ce qui permet à une institution de retenir les personnes qu’elle veut garder mais cela suffit rarement à les attirer. On observe cela aussi dans le monde de l’entreprise: les étudiants ne vont pas forcément là où cela paie le mieux mais là où ils pensent qu’ils pourront collaborer avec des gens intéressants. Il n’y a du reste jamais eu autant de classements à propos des meilleurs entreprises ou institutions académiques qu’aujourd’hui. Au final, comme les meilleures entreprises attirent les meilleures personnes, cela finit néanmoins par creuser les inégalités entre les rémunérations les plus basses et celles qui sont les plus élevées. Mais, au départ, l’argent, à lui seul, ne suffit pas pour attirer les personnes les plus compétentes dans une institution.