Mains tendues entre deux rives

Nicolette de Joncaire

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Patrick Odier: «Il s’agit d’étendre la notion de responsabilité fiduciaire de la bonne utilisation du capital.»

© François Wavre

Le Building Bridges Summit est la cristallisation d’une réalité préexistante. Organisations internationales et non gouvernementales, secteur financier et autorités fédérales établissent cette semaine une passerelle officielle, pour concrétiser un dialogue permanent là où l’on ne percevait encore, il y a peu, que des initiatives fragmentées. Quelques questions à Patrick Odier, associé-gérant de Lombard Odier et président de la conférence, sur ce sommet qui a pour vocation de créer des ponts entre les mondes de la finance et les Objectifs de développement durable des Nations Unies, afin de maximiser l’impact collectif.

Pour la première fois, la coopération entre institutions internationales, autorités suisses et place financière est officialisée. Pourquoi maintenant?

Il a fallu des convictions fortes pour formaliser un évènement de cette nature. La place financière suisse est pionnière en matière de finance durable depuis plus de 20 ans mais l’éveil de la conscience mondiale sur la nécessité absolue d’une réorientation du sens de la finance est beaucoup plus récent. Il manquait une passerelle officielle pour pérenniser un dialogue entre acteurs du développement et acteurs de la finance dans le but de guider la réponse des investisseurs au changement climatique et à la crise des inégalités à travers le financement des Objectifs du Développement Durable (ODD). C’est chose faite. 

«Le rôle des banques et du secteur financier
sera d’accélérer le mouvement vers une économie durable.»
De quelle manière les parties prenantes vont-elles coopérer et quelles sont les attentes?

L’appui des autorités fédérales est un excellent signal qui positionne la Suisse comme leader d’opinion. Par le biais de sa présence, Ueli Maurer, président de la Confédération, incite le pays à se mobiliser. Le pays dispose d’un potentiel et d’une expertise unique. Il faut désormais créer des conditions-cadres attrayantes pour que la place financière et la Suisse soient en mesure d’exploiter ce potentiel. A un moment où nous avons un besoin d’accélération, nous attendons également un encouragement significatif de l’investissement durable par nos institutions publiques comme privées. Regroupées à Genève de facto, les organisations internationales vont continuer d’affirmer leurs objectifs et poursuivre le développement des standards. Une partie de ces organisations, les plus techniques, vont affiner la taxonomie commune et la mesure des impacts. Au-delà des objectifs, leur rôle sera de mettre au point des indicateurs simples et compréhensibles – comme par exemple l’avait réalisé la COP21 sur le non-dépassement des 1,5° d’augmentation de la température-. Quant au rôle des banques et du secteur financier, il sera d’accélérer le mouvement vers une économie durable au moyen d’une bonne allocation du capital et de professionnaliser le processus d’investissement durable.

L'investissement durable peut donc jouer un rôle important pour aligner les intérêts du secteur financier sur ceux de la société en général. C'est un moyen pour les investisseurs de contribuer directement au financement de «l'économie durable». Les obligations vertes et sociales en sont de bons exemples s'intégrant facilement dans les allocations de titres à revenu fixe classiques d'un côté, et étant directement liées aux actifs physiques tangibles verts et sociaux de l'autre, un impact mesurable étant ainsi rendu possible. 

Mesurer l’impact. N’est-ce pas au final assez difficile?

Certes mais l’ESG doit être appliqué avec une notion de matérialité. Il est fondamental de mesurer l’impact, d’en connaître son importance relative, sinon le concept de finance durable perd toute signification. Des initiatives innovantes comme la plateforme collaborative suisse Impaakt qui permet de mieux appréhender l’impact des grandes entreprises cotées, prennent une dimension complémentaire très importante. 

Qu’entendez-vous par professionnaliser le processus d’investissement durable?

Il s’agit ici d’étendre la notion de responsabilité fiduciaire de la bonne utilisation du capital. La force de la place suisse est d’avoir une industrie financière puissante, première au monde en matière de gestion de fortune. C’est grâce à cette clientèle exigeante et sophistiquée que nous pourrons introduire la responsabilisation de l’investisseur dans les mentalités. En d’autres termes, à la durabilité financière s’ajouteront l’analyse de la bonne adéquation des pratiques courantes des entreprises et la compréhension des choix sociétaux qu’il s’agisse d’énergie, de santé ou d’éducation par exemple. 

«Les entreprises qui n’anticipent pas les ajustements appropriés
risquent tout simplement de disparaître.»

En tant que spécialistes de l’investissement, nous nous sommes toujours concentrés sur les grandes tendances qui pourraient avoir un effet décisif sur les portefeuilles. La transition en cours est poussée par un certain nombre de courants extrêmement puissants et les entreprises qui n’anticipent pas les ajustements appropriés risquent tout simplement de disparaître. 

La responsabilité fiduciaire dépasserait ainsi la recherche de rendements.

Elles vont de pair. La société civile demande aujourd’hui des acteurs économiques une responsabilisation sociale. La montée en puissance du label B Corp1 qui exige l’intégration dans les statuts d’une entreprise d’un engagement qui se situe au-delà du pur cadre économique est très révélatrice. La crise financière a précipité la lutte contre l’évasion fiscale et on observe depuis que les exigences de la société civile vont au-delà des obligations légales et juridiques. On peut à présent être légalement conforme sans remplir son rôle et devenir ainsi incapable d’attirer clients et talents. Qu’un acteur ait une responsabilité sociale n’est pas un concept nouveau. Ce qui l’est davantage est que les actionnaires l’y contraignent. Fin août, un groupe de 181 CEO de grandes entreprises américaines, a publié un manifeste affirmant que l’optimisation de la valeur pour les actionnaires ne devrait plus être l’objectif primordial d’une entreprise. Pour l’entreprise, il faut dorénavant associer rentabilité économique à «raison d’être». En investissant de manière durable, le secteur financier suisse offre une protection de rendements futurs lorsque les valeurs sociétales, la réglementation ou la politique rendront impossible de financer certaines entreprises ou certains secteurs. Ainsi, les portefeuilles de demain seront jugés à l’aune des critères de rendement, de risque et désormais de durabilité.

Le rôle de la place financière suisse est-il d’établir des standards internationaux?

Isolément la Suisse ne saurait établir des standards internationaux. Elle peut initier ou contribuer au développement de ces standards dans la mesure où son industrie financière pèse un certain poids et où elle occupe une position confortable, plus durable que bien d’autres, dans le domaine des énergies renouvelables par exemple. Elle peut à ce titre participer efficacement au plan d’action européen tout particulièrement dans le domaine technique où elle est perçue comme compétente. Même si son intégration reste difficile en raison de frontières hermétiques. 

«Nous avons besoin d'une politique d'investissement ‘investment grade’
qui offre la stabilité et la visibilité nécessaires à tout investisseur.»

La finance a besoin d’un cadre réglementaire transparent, fondé sur des données probantes et suffisamment ambitieux pour guider la réponse mondiale au changement climatique et à la crise des inégalités. En d'autres termes, nous avons besoin d'une politique d'investissement «investment grade» qui offre la stabilité et la visibilité nécessaires à tout investisseur.

Les décisions d’investissement ne sont-elles pas en dernier lieu du ressort des investisseurs? Des caisses de pension par exemple.

Sans le moindre doute. Le président du conseil d’administration de compenswiss (AVS ) est là pour en témoigner. Les investisseurs sont tout à fait conscients qu’ignorer la transition en cours représenterait un risque existentiel, non seulement pour les entreprises dans lesquelles ils investissement, mais pour la société dans son ensemble, et, comme l’ont indiqué les banques centrales, également pour la stabilité financière.

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