Les marchés ne baissent pas toujours quand les taux baissent

Emmanuel Garessus

6 minutes de lecture

Adrien Bommelaer, de LFDE, se dit confiant pour les actions européennes en 2024. Il présente sa sélection de titres, qu’ils soient défensifs ou de forte croissance.

Les actions européennes poursuivent leur progression, malgré une conjoncture difficile sur le continent. La performance positive du fonds Echiquier Major SRI Growth Europe, spécialisé dans les grandes valeurs européennes de croissance et de qualité au bénéfice d’une position de leader, en témoigne. Adrien Bommelaer gère ce fonds durable de 1,38 milliard d’euros d’actifs qui présente un gain annualisé de 9,87% depuis 2017. Il répond aux questions d’Allnews:

Vous investissez dans les grandes sociétés européennes de qualité. Comment définissez-vous la qualité?

La qualité se définit, pour LFDE, par un rendement sur les capitaux investis (ROCE) élevé, à tous les moments du cycle, des parts de marché ascendantes, une position de leader dans le secteur caractérisée par la présence dans le Top 3 du secteur. Nous n’investissons donc pas dans les secteurs dont les leaders sont difficilement identifiables, comme les télécoms. Ni dans le pétrole, exclus de nos fonds durables. Et nous sommes peu investis dans le secteur financier dont la croissance est modeste et où la notion de qualité plus aléatoire. 

En revanche, le fonds est actuellement surpondéré dans la technologie, la santé, les valeurs industrielles et la consommation discrétionnaire, des secteurs présentant les attributs que nous apprécions: croissance, qualité, ROCE élevé, ISR. Logiquement, le fonds s’éloigne des indices.

Quelle est votre analyse des résultats des sociétés européennes?

Les résultats sont plutôt bons. La récession globale attendue au cours de l’année dernière ne s’est pas produite. Les résultats ont mêmes été très bons dans le luxe, de Hermès à LVMH, pour les groupes industriels comme Legrand ou Assa Abloy, la technologie avec ASML et les sociétés de logiciels comme Dassault. Ces sociétés internationales contrôlent leur destinée et ne sont pas dépendantes de la conjoncture européenne.

«L’avenir appartient, selon nous, à une plus grande spécialisation dans la pharma.»

Dans le domaine des semi-conducteurs, qui nous intéresse beaucoup, nous assistons à une correction d’inventaire, qui était attendue en 2024, mais la reprise est en cours.

Dans les semi-conducteurs précisément, si Nvidia sort du lot, n’y a-t-il pas de nombreux groupes pénalisés par l’absence de reprise?

En général, les résultats des semi-conducteurs sont positifs. Tout dépend de la composition de la clientèle finale des entreprises. Les analystes anticipent une croissance assez forte en 2024.

La correction d’inventaire a commencé plus ou moins tôt selon les segments. Dans les GPUs, avec Nvidia, la croissance est astronomique et devrait l’être encore plusieurs trimestres. Dans des sociétés comme STMicroelectronics ou Infineon, la correction est en cours. Le plus bas du cycle devrait se produire au premier trimestre. Ces entreprises sont assez exposées à une mégatendance de croissance, comme l’électrification des automobiles et les énergies renouvelables. Pour la partie exposée aux ordinateurs, le ralentissement réduit pour l’instant la demande et pour celle exposée aux mobiles, les sociétés souffrent d’une forte correction d’inventaire.

Quels sont vos titres préférés en ce moment?

Novo Nordisk est l’une de nos plus fortes convictions, actuellement, et pèse à ce jour plus de 8% du portefeuille. Nous sommes investis depuis 2018 et restons particulièrement optimistes car ses deux marchés sous-jacents sont en forte croissance. Il s’agit du traitement du diabète, un marché où règne un duopole avec Eli Lilly, et où Novo Nordisk détient un tiers du marché avec son produit GLP1 Rybelsus. Son 2e marché sous-jacent est celui de l’obésité, né il y a 18 mois, dont la croissance est exponentielle. L’obésité touche 750 millions de personnes dans le monde, dont 75 millions en Chine, et seuls 2 millions sont clients de Novo Nordisk, leader devant Eli Lilly. D’autres entreprises envisagent également de développer un produit mais Novo Nordisk et Eli Lilly auront, selon nous, déjà pris le marché. Il ne suffit pas de développer une molécule, il faut savoir la produire et avoir accès au marché.

Est-ce que le gagnant du marché de l’obésité remportera toute la mise, comme au tennis?

Selon nous, le duopole devrait se maintenir. L’enjeu de Novo Nordisk consistait, en 2023, à augmenter significativement sa production face à une demande plus forte que celle estimée par les prévisions. Le système de production est complexe. Et si l’accès aux payeurs aux Etats-Unis et aux systèmes de sécurité sociale européens est acquis pour ces deux groupes, il reste incertain pour de nouveaux entrants qui émergeraient dans 4 ans.

L’écart de valorisation n’est-il pas exagéré par rapport à la moyenne de la pharma?

L’écart est justifié par la différence des taux de croissance. La pharma croît environ de 4% par an alors que Novo Nordisk, qui a progressé de 30% l’an dernier, devrait présenter un taux de croissance entre 18 et 26% en 2024. Nous nous attendons à nouveau à une croissance de l’ordre de 30% cette année et de plus de 10% jusqu’en 2030. Compte tenu de sa croissance, nous estimons que le titre n’est pas vraiment cher.

Que pensez-vous du retournement de Roche et Novartis?

Nous n’avons pas ces valeurs en portefeuille. Dans la pharma, les difficultés peuvent durer longtemps avant de disposer d’un pipeline plus richement doté. Roche peine à convaincre le marché de sa capacité à remplacer ses 3 produits phares. Le groupe est-il encore capable de développer de bonnes molécules ? Le titre n’est pas cher mais la période de transition peut se prolonger. L’attentisme prévaut. 

Le cas de Novartis est assez similaire, si ce n’est que le groupe est diversifié sur un grand nombre de molécules dont le chiffre d’affaires est trop faible. La question est de savoir sur quoi reposera son succès futur.

L’attrait de Novo Nordisk réside dans sa concentration sur deux marchés. L’avenir appartient, selon nous, à une plus grande spécialisation dans la pharma.

Si la pharma s’arrête de produire des médicaments elle-même, est-ce que les sous-traitants vont en profiter?

Nous n’avons pas de sous-traitants aujourd’hui en portefeuille après avoir été exposés à Lonza de 2018 à 2023. Nous trouvons l’histoire de croissance des sous-traitants intéressante, et celle de Lonza en particulier, une société bien gérée mais pénalisée selon nous par l’absence de free cash-flow pendant 3 ans. Or historiquement, la bourse peine à valoriser une société qui ne génère pas de free cash-flow, même si la raison était simple: le groupe avait besoin d’investir massivement dans de nouvelles capacités (25% des ventes) pour répondre aux besoins de Moderna et AstraZeneca. Depuis le non-renouvellement du contrat de Moderna et le départ du CEO, l’été dernier, nous sommes dans l’attente de la nouvelle gouvernance du groupe.  

«Nous ne sommes pas en récession et ne partageons pas les sentiments négatifs qui se répandent actuellement».

D’une manière plus générale, les biotechs ont réduit leurs investissements dans de nouvelles molécules après le tarissement du financement des capitaux-risqueurs et de la hausse des taux d’intérêt.

Vous investissez davantage dans les cycliques, selon votre rapport mensuel. Comment  allez-vous mettre en oeuvre cette stratégie sachant que l’Europe devrait stagner plutôt longtemps et que seuls les Etats-Unis tirent la croissance mondiale?

Notre fonds dispose de 3 poches de croissance. L’une a pour objectif d’assurer la stabilité du portefeuille (60 à 100% du fonds), et est composée de grandes valeurs de croissance, non cycliques, avec un ROCE de 20% et un Beta de marché inférieur à 1 (ndlr. une mesure de volatilité par rapport à l’indice). LVMH, Novo Nordisk et AstraZeneca en font partie. Cette poche représente actuellement plus de 75% du portefeuille (contre 65% il y a 2 ans). Notre portefeuille est ainsi devenu plus défensif. 

La 2e poche est celle de la croissance cyclique (0 à 30% du portefeuille, plus de 10% actuellement, avec un Beta élevé, supérieur à 1, avec des valeurs telles qu’Infineon, Legrand, Epiroc ou Assa Abloy. La 3e poche est composée de ce que nous appelons l’ultra croissance (Beta élevé supérieur à 1), avec ASML ou Straumann. 

Nous gérons le poids de ces poches selon notre vision macroéconomique et notre opinion sur les marchés. Notre positionnement actuel est plutôt défensif. Cependant, comme nous sommes des «stock-pickers» nous n’investissons pas dans des valeurs parce qu’elles sont cycliques mais parce que nous y décelons un cas d’investissement intéressant à long terme, et qui n’est, généralement, pas encore bien compris par le marché.

Avez-vous un exemple?

Oui. Nous avons pris une position dans Epiroc. Le groupe suédois fait partie des leaders de l’équipement des mines. La transition climatique requiert davantage de métaux, par exemple de cuivre. Le marché n’a pas encore totalement intégré selon nous son potentiel. Cela signifie que de nouvelles mines doivent être construites et que l’exploitation de celles déjà existantes doit être améliorée, y compris à travers des modélisations. Epiroc investit de plus en plus dans les logiciels afin de modéliser les poches contenant des métaux. Les mines ne ressemblent plus aux portraits qu’en a fait Zola au XIXe siècle. Aujourd’hui, les sociétés minières envoient des équipements roulants électriques, conduits de façon autonome, sans qu’il soit nécessaire d’envoyer de mineurs dans des fosses très risquées. Les problèmes d’aération notamment sont ainsi réduits. Epiroc, qui est l’un des leaders du segment avec Sandvik, entreprise également suédoise, est à ce jour valorisé à 23,5 fois le bénéfice 2024. La capitalisation boursière atteint 226 milliards couronnes suédoises, soit environ 25 milliards d’euros.

Un fonds durable peut-il investir dans un sous-traitant minier?

Comme évoqué, la transition climatique requiert des métaux, tels que le cuivre. Elle nécessite donc davantage de mines et d’équipements. Nous investissons dans des sociétés équipements qui permettent d’améliorer la situation des mines, de mieux les exploiter - ce qui en réduit le nombre -, de mieux modéliser l’extraction ainsi que d’électrifier le processus.

Quel est votre sentiment sur le niveau des marchés? Sont-ils trop chers?

Nous ne sommes pas en récession et ne partageons pas les sentiments négatifs qui se répandent actuellement. L’économie ralentit en Europe, progresse lentement en Chine et se porte très bien aux Etats-Unis. La politique monétaire est restrictive depuis 2 ans et les taux d’intérêt sont élevés, mais l’économie est moins dépendante que prévu de ce resserrement monétaire. L’atterrissage en catastrophe envisagé ne s’est pas produit. 

L’inflation est partout en baisse. Les taux d’intérêt devraient donc diminuer. Le mouvement sera d’une ampleur incertaine mais devrait se produire. Aux Etats-Unis, la première diminution devrait survenir en mars ou en juin. Or les marchés ne baissent pas quand les taux baissent. Une correction surviendrait si les taux n’étaient pas abaissés. Mais si nos attentes sur les taux se concrétisent, il n’y a aucune raison pour que les marchés ne soient pas plus hauts en décembre prochain.

Est-ce que les difficultés de certaines banques américaines ne touchent pas des établissements européens?

Non, et en général, notre fonds n’investit pas dans les banques. Les événements de mars 2023 étaient très spécifiques aux banques régionales américaines. Il s’agissait d’un problème de gestion des actifs et des passifs (ALM) dans un contexte de krach obligataire. Il n’y a pas eu de crise systémique. La fin de Credit Suisse notamment a plutôt traduit selon nous des difficultés de gouvernance, spécifique à une gestion défaillante des risques. 

Nous ne nous attendons pas à une crise bancaire systémique. Les résultats bancaires étaient d’ailleurs assez bons en Europe. Le rendement des fonds propres tangibles (ROTE) s’élève à au moins 10%, avec un taux sans risque de 2%, si bien que l’action devrait se traiter à 1 fois la valeur intrinsèque. BNP Paribas par exemple devrait plutôt se traiter à 0,7 fois la valeur intrinsèque. Je ne suis donc pas inquiet pour le système bancaire européen, d’autant que les exigences de fonds propres les rendent beaucoup plus solides.

Quel est votre analyse des groupes de luxe?

Le luxe a souffert en 2023 par crainte d’un fort ralentissement conjoncturel, mais le secteur est bien reparti au dernier trimestre. Le marché se porte mieux aux Etats-Unis, reste favorable en Europe et peine encore en Chine. L’industrie devrait croître d’environ 6% cette année dans le monde. Des sociétés comme Hermès, LVMH, Richemont ou Brunello Cucinelli présentent une croissance significative qui explique l’intérêt que leur portent les investisseurs. Ce sont des titres importants pour nous.

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