Les «technos» chinoises déterminées à remplacer les «big techs» US

Yves Hulmann

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Vincent Mortier, co-directeur des investissements chez Amundi suit avec attention les entreprises technologiques chinoises.

 

Si elles sont encore devancées par les leaders du secteur issus de la Silicon Valley, les entreprises technologiques chinoises tissent peu à peu leur toile à travers toute l’Asie. Elles comptent parmi les valeurs qui sont actuellement suivies avec attention par Vincent Mortier, co-directeur des investissements chez Amundi. Quant à la conjoncture, l’évolution des taux longs signale qu’il faut s’attendre à une croissance faible, souligne l’expert.

A quelles données faut-il être particulièrement attentif actuellement pour évaluer la situation de la conjoncture et des marchés?

Observer l’évolution des taux d’intérêt et celle du marché des produits à revenu fixe nous indique beaucoup de choses sur ce à quoi il faut s’attendre au cours des prochains mois. La hausse des taux courts n’a pas été accompagnée d’une hausse des taux longs. Au contraire, la courbe n’a pas arrêté de s’aplatir. L’écart entre les taux des obligations d’Etat à deux ans et à dix ans aux Etats-Unis est très faible. Il est le plus bas depuis très longtemps. C’est vraiment une information importante: à court terme, il y a aux Etats-Unis une accélération temporaire de la croissance pour des raisons exogènes, un peu techniques. A moyen terme, ce n’est pas le cas: si vous prenez le dix ans Etats-Unis, qui est proche de 3%, et l’inflation qui est autour de 2%, on se situe à 1% de rendement net de l’inflation. C’est quand même très bas et ce niveau ne bouge pas.

Le marché «fixed income» nous indique que la croissance
à moyen terme sera faible – voire sera très faible!
Et que nous apprend le marché des produits à revenu fixe?

Quand vous regardez le marché «fixed income» en général et si l’on enlève le bruit autour des annonces effectuées par les banques centrales, c’est le marché qui nous apprend le plus de choses. En ce qui concerne la macroéconomie, c’est le marché le plus intéressant à observer. En comparaison, le marché des actions, lui, ne nous apprend pas grand-chose sur la macroéconomie. Or, que nous dit le marché «fixed income» en ce moment? Il nous indique que la croissance à moyen terme sera faible – voire sera très faible! En effet, si l’on pensait que le cycle actuel devrait continuer son expansion, les taux longs seraient plus élevés aux Etats-Unis. Ils se situeraient à 4%, à 4,5% ou à 5%. Or, ce n’est pas le cas. C’est une information à prendre en compte dans un scénario d’investissement.

Pourtant, la plupart des indicateurs économiques récemment publiés, comme les directeurs d’achat ou de croissance, restent positifs.

A court terme, on peut certes considérer que les données macroéconomiques sont toujours plutôt favorables. On voit néanmoins qu’il y a une forme de fatigue, ou d’incrédulité, chez les opérateurs du marché qui fait que l’on commence à être beaucoup plus prudents. On pense que le cycle actuel est plutôt proche de la fin que de son début, ou du milieu. On ne pense pas qu’il y aura encore une accélération haussière du cycle. Les marchés sont chers objectivement.

Proche de la fin du cycle en ce qui concerne l’économie en général ou seulement pour les actions?

Les deux. Il ne peut de toute façon pas y avoir une déconnexion complète entre les deux. Aujourd’hui, les niveaux de valorisation que l’on observe sur les marchés impliquent des hypothèses sous-jacentes extrêmement optimistes à la fois sur la croissance des résultats, sur la croissance globale de l’économie ou sur le niveau des taux. Pour nous, ces hypothèses sous-jacentes ne nous paraissent pas crédibles – ce n’est pas notre scénario.

L’indice Nasdaq se trouve maintenant
à une sorte de «sweet spot».
S’agissant des actions, que cela implique-t-il en termes de stratégie d’investissement?

Que ce soit aux Etats-Unis, en Europe ou en Asie, il y a eu des tendances très fortes de «momentum» qui se sont autoalimentées. Si l’on compare sur une longue période la différence entre l’évolution des actions de croissance («growth») par rapport à celles axées sur la valeur («value») dans le monde, le premier secteur part en flèche vers le haut. On revient aujourd’hui aux niveaux les plus hauts pour les actions de croissance qui ont été observés depuis dix-huit ans, soit juste avant l’éclatement de la bulle des valeurs technologiques! Si vous aviez acheté il y a dix ans du «growth» et que vous avez vendu de la «value», vous êtes certainement riches! Quand on fait le rapport entre les deux secteurs, on arrive à des niveaux que l’on avait plus vu depuis 2001 – une année qui nous rappelle des souvenirs! Certes, comparaison n’est pas raison. Néanmoins, on peut constater que le secteur «growth» est en grande partie constitué de très grands noms de la technologie. A mon avis, l’indice Nasdaq se trouve maintenant à une sorte de «sweet spot», soit à des niveaux une peu historiques, où tout paraît rose. Les géants américains de la tech ont une position dominante, avec des marges extrêmement élevées et des taux de croissance historiquement très élevés. Mais, à un moment donné, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel!

Certains experts avertissent à propos du niveau élevé des valorisations des valeurs technologiques américaines. Qu’en pensez-vous?

Il faut être attentif à deux aspects: d’une part, aux taux de croissance dans le secteur et, d’autre part, à l’émergence de nouveaux concurrents, notamment en Asie. S’agissant du premier point, les géants américains de la tech vont certes continuer de croître mais plus forcément au même rythme. Le nombre d’êtres humains augmente pas non plus de manière exponentielle. Donc, le nombre d’utilisateurs des services va à un moment donné forcément plafonner. On le voit bien avec Facebook qui est arrivé à un plateau, c’est normal.

Et qu’en est-il de la concurrence asiatique?

Ensuite, la concurrence arrive – notamment celle d’Asie qu’il ne faut pas sous-estimer. Je passe un bon quart de mon temps en Asie. Outre les «GAFA» chinoises, il y a aussi maintenant de nombreuses «licornes» asiatiques qui affichent un dynamisme remarquable. Ces sociétés ont commencé par saturer le marché local, et cela avec l’aide des autorités puisque, comme on le sait, il y a en Chine une censure de Google, de Facebook, Youtube, etc. Ces mesures ont bien aidé les sociétés chinoises au départ. A partir de cette base domestique très forte, ces entreprises, à l’exemple d’Alibaba, ne se sont pas contentées de bénéficier de cette forme de monopole sur leur marché local. Au contraire, elles ont commencé à avoir une stratégie d’expansion régionale dans différents pays comme la Thaïlande, l’Indonésie ou  Taïwan. Clairement, quand vous allez en Chine, vous vous rendez compte que ces sociétés raisonnent à cinq ans, dix ans, quinze ans. Elles ne réfléchissent pas seulement à atteindre les objectifs pour le prochain trimestre! En outre, les grandes entreprises chinoises de la technologie ont une ambition bien précise: elles sont déterminées à remplacer les «big techs» américaines un peu partout en Asie, pas seulement en Chine.

Le plan «Made in China 2025» vise à remplacer
certaines importations high tech par de la production locale.
Comment peuvent-elles y parvenir?

Ces groupes plantent des drapeaux un peu partout – même en Europe. Vous avez peut-être pu remarquer les grands panneaux Alipay qui sont affichés désormais à l’entrée de plusieurs grands centres commerciaux à Paris. Récemment, un plan du gouvernement chinois appelé «Made in China 2025» a été présenté à Hong Kong. Celui-ci vise à remplacer certaines importations high tech par de la production locale. Et le pays dispose d’atouts importants: aujourd’hui, la moitié des ingénieurs formés dans le monde sont chinois. Deux tiers des brevets déposés dans le monde le sont aussi. Il y a une révolution technologique chinoise en cours que les Américains n’ont pas du tout encore perçue. Ici, on peut aussi dresser un parallèle avec d’autres initiatives, comme «One road, one belt» qui a été lancée dans le secteur de la logistique.

La «guerre commerciale» entre les Etats-Unis et la Chine ne va-t-elle pas freiner les ambitions de la Chine dans la technologie?

Ici aussi, il faut garder à l’esprit que la Chine réfléchit et travaille sur le long terme. Aux yeux des Chinois, la «guerre commerciale» ne sera qu’un épisode, peut-être un peu inévitable, dans un long développement. Les tensions autour des questions tarifaires ne feront que conforter la Chine dans ses ambitions de réformer son économie, jusqu’ici très dépendante des marchés d’exportations. A la rigueur, on peut même dire que Trump leur rend service. Car sa politique justifie l’action du gouvernement chinois pour accélérer les réformes. Aujourd’hui, toute la communauté des affaires chinoise est motivée pour faire des réformes, ce qui était moins le cas quand tout le monde pouvait compter sur les revenus provenant des exportations de produits bon marché.