Le franc sera fort et cher

Salima Barragan

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Fabrizio Quirighetti, CIO de DECALIA: les bons du Trésor américain ne sont peut-être plus l’actif sans risque ultime.

Hausse des taux, politiques budgétaires expansionnistes, inflation et tensions géopolitiques: l’accumulation de variables complique les stratégies d’investissement. Elle augmente aussi le risque d’erreur des banques centrales. Lors d’un entretien accordé à Allnews, le CIO de DECALIA Fabrizio Quirighetti explique pourquoi le cours de l'or est étonnamment résilient vis-à-vis des autres classes d'actifs depuis le début de l’année, malgré un dollar US revigoré, des taux élevés et la désinflation. Le métal jaune semble évincer les bons du Trésor américain en tant qu’actif sans risque ultime.

Les taux d’intérêt élevés constituent-ils la nouvelle normalité, comme la Fed l’a indiqué en septembre?

Oui, et notre scénario l'intègre depuis un moment. Le plus important n’est pas le niveau maximal des taux, mais le fait qu’ils resteront élevés pour un long moment.

Les politiques monétaires se concentraient auparavant essentiellement sur la croissance. Une réduction rapide des taux - semblable à celle de 2018 - semble improbable actuellement en raison de l’inflation. C’est donc un contexte totalement différent de celui qui prévalait ces dernières décennies.

Quels sont les autres vents contraires auxquels les banques centrales doivent faire face?

De nouvelles variables sont entrées en ligne de compte; en sus du renchérissement. Les politiques budgétaire et fiscale demeurent clairement expansionnistes avec la loi américaine sur la réduction de l’inflation (IRA) qui vise à soutenir l’industrie verte américaine. Les investissements en infrastructures industrielles ont doublé en l’espace d’une année! En Europe, les nouvelles aides gouvernementales en faveur des ménages les plus modestes s’additionnent aux investissements pour la transition énergétique. L’ère de l’austérité est donc révolue. Pire, selon la théorie de la dominance fiscale, les politiques restrictives des banquiers centraux pourraient se révéler non seulement contrecarrées, mais même moins efficaces…

Pour la BCE, le risque d’erreur de politique monétaire augmente-t-il en raison des politiques budgétaires?

Oui, tout à fait en plus des autres facteurs énoncés plus haut. Une variable supplémentaire accroît le risque d’erreur: le prix du baril qui attise l’inflation à court terme, mais augmente le risque de ralentissement à moyen terme. Les banquiers centraux sont confrontés à une mission délicate: trouver le bon équilibre entre la lutte contre l’inflation et le soutien à la croissance.

Les financières, l’énergie, le luxe et la pharma sont nos favoris, avec une préférence en Europe pour les titres Value qui reviennent à la mode en raison de valorisations attractives.
Comment appréhendez-vous la variable de l’inflation sur vos investissements?

L’environnement inflationniste est théoriquement propice à la prise de risque: on devrait favoriser les actifs réels tels que les actions au détriment des liquidités et des obligations. Il est aussi profitable aux sociétés capables de relever leur prix. Ainsi que pour les entreprises qui se sont refinancées à long terme lorsque les taux étaient anormalement bas. Mais il faut évidemment aussi garder un œil sur les évaluations qui ont été détraquées par une décennie de taux nuls.

Le retrait des banques centrales du marché obligataire, une prime de risque d’inflation plus importante, et les autres facteurs qui poussent actuellement à la hausse les taux d’intérêt, ravivent justement l’attrait des obligations auprès des les investisseurs privés. Les risques demeurent toutefois élevés sur cette classe d’actifs.

Comment investissez-vous dans la zone euro?

Notre vue est constructive. Nous recommandons une exposition variée à tous les secteurs, excepté l’immobilier en raison du changement de régime de taux qui rend soudainement les refinancements beaucoup plus difficiles d’une part, et qui pousse à la baisse les évaluations des actifs d’autre part.

Les financières, l’énergie, le luxe et la pharma sont nos favoris, avec une préférence en Europe pour les titres Value qui reviennent à la mode en raison de valorisations attractives, et donc moins pénalisées par la hausse des taux.

Les banques profitent des taux plus élevés. Elles bénéficient aussi de meilleures assises financières que dans le passé. Leur modèle d’affaires relativement simple fonctionne bien dans un contexte de croissance modérée accompagnée d’une légère inflation. Nous nous intéressons à de grands groupes bancaires ainsi qu’à des compagnies d’assurance.

Nous aimons également l’énergie qui peut jouer un rôle dans la transition climatique et dont les dividendes restent confortables. Dans l’éventualité d’une crise énergétique, les pétrolières offrent une protection bienvenue.
Enfin, nous apprécions des fleurons de la pharma comme Novo Nordisk, même si nous sommes en train d’alléger la position suite à la forte appréciation du cours ces derniers mois.

Qu’en est-il de la pharma suisse?

Le secteur de la pharma-chimie représente 50% de l’excédent de la balance commerciale suisse. Ce chiffre confirme son avantage compétitif et son pouvoir de fixation des prix malgré la fermeté du franc. Après une quinzaine d’années de performance positives de l’action Roche, nous observons un renversement de tendance en faveur du titre de Novartis depuis sa restructuration et sa séparation de Sandoz.

Quelle est votre stratégie d’investissement dans cet environnement à variables multiples?

Prudents, nous sous-pondérons légèrement les actions. Nous recommandons toutefois une exposition diversifiée sur l’ensemble des secteurs, excepté sur l’immobilier pour les raisons évoquées ci-dessus. Les périodes d’incertitude ne sont pas propices à de grandes convictions en termes de positionnement sectoriel et géographique ou de style.

La performance des obligations n’est plus décorrélée à celle des actions. Nous maintenons donc aussi une sous-pondération sur cette classe d’actifs dans laquelle nous préférons le crédit de qualité Investment Grade, de maturité inférieure à 5 ans qui offre de loin les meilleurs rendements ajustés au risque dans un contexte de stratégie de portage. Aux États-Unis, nous augmentons la duration avec de la dette souveraine à zéro/petit coupon pour tirer parti de la convexité de ces instruments. Ils nous permettent d’augmenter notre exposition à la duration avec un minimum d’allocation du capital qui demeure mieux rémunéré sur le cash pour l’instant.

Dans un objectif de diversification vis-à-vis des actifs financiers, nous avons relevé notre position en or ainsi qu’en autres matières premières pour un total de 6-8% peu avant la guerre en Ukraine. Des raisons structurelles telles que les risques géopolitiques et climatiques croissants, un manque d’investissement dans les capacités de production et une inflation plus élevée justifient cette exposition. L’or reste d’ailleurs étonnamment élevé compte tenu d’un dollar revigoré, de taux hauts et d’une désinflation.

Comment expliquez-vous cette soudaine résilience du métal jaune?

La bonne tenue de l’or reflète des inquiétudes quant à la croissance effrénée de la dette gouvernementale américaine. Son déficit budgétaire atteindra 7-8% cette année et probablement 6-7% l’année prochaine. Des doutes sur la capacité des obligations souveraines américaines à préserver, sans trop de risques, son pouvoir d’achat remettent en question son rôle de valeur refuge «ultime».

Sur quelle devise misez-vous?

Le franc suisse emporte nos faveurs, car elle comporte le moins d’aspects négatifs. La Suisse reste la seule économie avec une inflation en dessous de sa cible. Son gouvernement n’est pas surendetté et sa balance commerciale est excédentaire; fait atypique pour un pays dépourvu de matières premières. Le franc suisse est une peu à l’image de l’or et de tout actif dit de «qualité»: un actif qui devrait rester fort et cher en raison de ses fondamentaux solides.

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