La Libra, une arnaque?

Salima Barragan

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La Libra est un consortium de sociétés qui tentera de biaiser les règles du jeu à son avantage, estime Arnaud Masset de Swissquote.

La décentralisation des validations, au cœur des principes qui sous-tendent la blockchain, est absente du projet de la Libra durant ses cinq premières années. Au profit d’un véritable cartel de services de paiement, composé de 28 grandes entreprises, comme PayPal, Visa et Mastercard. «Ce projet est plein de bon sens pour les sociétés membres de l’Association Libra», estime Arnaud Masset, Stratégiste de marché chez Swissquote. Entretien.

Des rumeurs circulent sur une possible rivalité entre le dollar et la Libra, bien que cette dernière ne possède pas les caractéristiques d’une monnaie de réserve. Qu’en pensez-vous?

Je ne parlerais pas d’une rivalité entre le dollar et la Libra. Il faut une volonté politique et les moyens qui vont avec, afin de s’imposer comme monnaie de réserve. Cependant, on peut estimer qu’un dollar digitalisé n’est guère différent de la Libra, à l’exception de la fonctionnalité intéressante de la gestion de l’identité numérique. La Libra sera adossée à une réserve composées de devises et de valeurs relativement stables comme des obligations souveraines, dont une partie sera libellée en dollar. Elle vise à éviter toute dépendance envers un seul pays et à stabiliser l’inflation grâce à la diversification d’un panier de devises. Les gouvernements et les banques centrales ont raison de s’en méfier car elle pourrait potentiellement affaiblir leur position, déjà mise à mal par des années d’assouplissement monétaire, de dominance abusive du dollar et de sanctions extraterritoriales américaines.

Il y a des fortes chances de voir des «stables coins» étatiques
émerger aux dépens des solutions développées dans le privé.
Peut-on imaginer que l’Association Libra, un véritable cartel de services de paiement, détienne le monopole des jetons de paiement (stable coins)?

Non, car pour l’instant, nous ne connaissons pas la composition exacte de sa réserve. Il est donc difficile d’anticiper son comportement futur. Il s’agit d’une monnaie hybride, entre un stable coin et une devise garantie par des obligations, basée sur la technologie blockchain sans pour autant être décentralisée à ses débuts. Durant ses cinq premières années, elle sera une blockchain publique mais «permissioned», c’est-à-dire que les validateurs seront triés sur le volet. Un système «proof-of-stake»  ne sera mis en place que par la suite. Facebook et les sociétés membres de l’association bénéficieront ainsi d’une position privilégiée au moment du changement de système de validation. Pour ces sociétés, c’est également un moyen de diversifier leurs revenus et de collecter des données, tout en opérant le changement de paradigme qui s’annonce douloureux pour le système financier actuel, et plus particulièrement pour les banques. Le manque d’enclin des États et des institutions en place est compréhensible, et il y a des fortes chances de voir des «stables coins» étatiques émerger aux dépens des solutions développées dans le privé.

Ce projet est donc en contradiction avec le principe de décentralisation d’un registre distribué et la centralisation initiale prévue pour la Libra..

Oui. Il est intéressant de tirer un parallèle avec le marché du pétrole, où l’OPEP a une forte influence sur le prix du baril. Dans le cas de la Libra, c’est un consortium de sociétés privées qui tentera de biaiser les règles du jeu à son avantage. Rien de bien nouveau, puisqu’en principe le but d’une société privée est de générer des revenus pour ses actionnaires. Ce projet est plein de bon sens pour les sociétés membres de l’Association Libra.

Les utilisateurs seront-ils prêts à faire confiance à des entités
qui n’arrivent pas à protéger leurs données?
La Libra pourrait-elle créer un nouvel ordre financier comme certains observateurs le prétendent?

Je peine à imaginer que la Libra devienne la monnaie de demain. Elle ne sera pas aussi globale que l’on s’y attend. Les utilisateurs sont suspicieux. Remettre le sort des transactions financières à des sociétés privées apparaît de plus en plus comme une mauvaise idée.

Surtout après le scandale Cambridge Analytica impliquant les données des utilisateurs de Facebook…

Il n’y a pas que le scandale des données Cambridge Analytica! De nombreuses sociétés ont souffert de piratages et ont subie des pertes de données utilisateurs comme American Express, Ebay et Amazon. Les utilisateurs seront-ils prêts à faire confiance à des entités qui n’arrivent pas à protéger leurs données et, qui en plus les exploitent pour accroître leur revenu?

Si la Libra voit le jour, quel impact pourrait-elle avoir sur le marché des changes?

La rapidité et le coût sont ses principaux avantages. Et pour autant qu’elle voit le jour, elle ne servira donc probablement qu’à des petits utilisateurs pour des transactions de type «crossborder», afin de ne pas payer de frais de change, qui sont d’ailleurs assez importants. Elle ne sera pas sujette à des gros volumes de change car elle ne deviendra pas une devise pour les affaires.

Pourtant, Jérôme Powell a déclaré «qu’elle peut potentiellement devenir une monnaie systémique» et le G7 a également manifesté son inquiétude sur ses risques sur le système financier…

Cela signifie surtout qu’ils ne souhaitent pas voir la Libra émerger. Qualifier le projet de dangereux est une manière de le discréditer.

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