Enki Capital: la création de valeur est plus évidente dans des PME

Cyril Gomez

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L’un des rares fonds d’investissement privés à se consacrer à ce segment de marché en Suisse explique l'attrait et les défis de celui-ci.

Souvent jugé trop restreint par de gros fonds d’investissement privé, le marché des petites et moyennes entreprises (PME) suisses n’en recèle pas moins de nombreuses opportunités pour des acteurs spécialisés. Dont fait partie Enki Capital, le conseiller en placement du fonds de private equity suisse Enki Swiss Opportunity Fund (ESOF). Son managing partner et co-fondateur, Joël Houmard, détaille pour Allnews les spécificités du financement de ces PME, qui n’en pèsent pas moins pour près de la moitié des emplois en Suisse, ainsi que les défis auxquels elles font face au quotidien. Tout en soulignant la très forte valeur ajoutée qu’elles génèrent en termes d’innovation.

Quel attrait présente pour Enki Capital le marché des PME suisses?

Il s’agit tout premièrement de notre marché de prédilection. Les fonds de private equity suisses traditionnels qui ont débuté leurs activités durant les années nonante et deux mille ont énormément grandi grâce au succès rencontré. Les montants levés ont été multipliés par 10 ou 20, ce qui implique une adaptation de la taille des cibles recherchées. Dès lors, le marché des PME suisses est devenu trop étroit et ces acteurs se sont majoritairement repositionnés sur la région DACH (Allemagne, Autriche et Suisse) avec une forte concentration sur l’Allemagne.

Nous souhaitons donc logiquement combler le vide laissé en étant une entité ressource pour les entrepreneurs suisses. À notre connaissance, nous sommes le seul fonds de Private Equity exclusivement dédié à la Suisse actif dans le domaine des PME. Le défi est important car certaines de ces PME ont déjà une taille significative, mais ne sont pas suffisamment organisées et/ou rencontrent des problèmes liés à la succession de l’entrepreneur, ce qui menace directement nombre d’emplois sur le territoire. Ce segment des entreprises, entre 10 et 250 employés, représente plus de 40% des emplois en Suisse. Étant nous-mêmes des entrepreneurs, nous sommes proches de ces entreprises et souhaitons les aider à passer le cap de la transmission, leur permettre de croître dans le but de réduire leur dépendance à une ou deux personnes clés.

Enfin, soulignons que les PME suisses sont principalement des sociétés présentes dans des marchés de niche, dotées d’une immense capacité d’innovation. La cherté relative du franc suisse les pousse en effet à innover sans cesse, afin de préserver leur avantage concurrentiel, ce qui les rend particulièrement attrayantes de ce point de vue.

Les enfants des entrepreneurs baby-boomers se reconnaissent davantage
dans le contexte international que dans l’entrepreneuriat.
En quoi les investissements de fonds de private equity dans des PME se distinguent-ils de ceux réalisés dans les grandes entreprises?

Premièrement, les transactions dans les grandes sociétés subissent une forte intermédiation. Ce qui implique des enchères (bidding process) poussant les valorisations à des niveaux qui nous mettent mal à l’aise. Deuxièmement, la création de valeur opérationnelle est plus évidente dans des structures moins organisées. Le pouvoir décisionnel plus concentré permet également une plus grande agilité. Au final, l’investissement dans les PME nécessite plus de proximité avec le dirigeant et plus d’implication opérationnelle que dans une structure plus importante, c’est la raison pour laquelle Enki Capital est doté d’un écosystème d’une vingtaine de personnes.

Comment expliquez-vous la forte concentration de l’activité d’investissement dans les PME en Suisse alémanique par rapport aux autres régions?

De fait, il est vrai que 75% de l’activité économique et des métiers se concentrent en Suisse alémanique. Il semble que, historiquement, l’Arc lémanique, ou plus exactement Genève, se soit principalement concentré dans la gestion de fortune privée et l’activité de trading de matières premières. De plus, les activités de banque d’investissement des deux grands établissements bancaires que sont UBS et Crédit Suisse sont basées à Zurich pour la Suisse, ce qui attire par voie de conséquence d’autres acteurs de la fusion-acquisitions (M&A), ainsi que les professionnels de l’investissement privés.

Vous avez évoqué le problème de succession au sein de ces entreprises. Comment cela s’articule-t-il dans la pratique?

Environ 80'000 PME suisses sont confrontées à ce problème, principalement en raison de la pyramide des âges. La génération des baby-boomers née après la Seconde Guerre Mondiale, entre 1946 et 1964, est prédominante parmi les entrepreneurs. La génération suivante dite «génération X», a bénéficié dans l’ensemble d’une excellente formation, avec des individus majoritairement attirés par les opportunités de carrière au sein des grands groupes ou multinationales qui se sont développés durant la seconde moitié du vingtième siècle.

Les enfants des entrepreneurs baby-boomers sont donc essentiellement des professionnels qui se reconnaissent davantage dans le contexte international que dans l’entrepreneuriat. Pour ce qui est de la génération Y, cette dernière manque généralement de moyens financiers ou d’expérience pour se positionner sur des reprises de PME. Les rares palpables sont quant à eux plutôt attirés par le domaine des start-up ou des entreprises du secteur technologique.

Trouver un successeur au sein des PME industrielles, même de pointe, peut donc relever du défi. Notons qu’une PME sur deux trouve un successeur en interne parmi les directeurs du groupe ou au sein de la famille du chef d’entreprise. Une autre catégorie importante de successeurs réside dans les acquéreurs stratégiques et les fonds de private equity étrangers, intéressés par le fait de pouvoir générer des revenus en une monnaie forte telle que le franc suisse.

Il n’est pas évident pour un entrepreneur de jongler
entre le quotidien des affaires et la vision à long-terme.
Les PME dans lesquelles vous investissez ressentent-elles les effets des tensions commerciales et/ou des risques géopolitiques actuels?

Je soulignerais d’abord que l’année 2018 fut une bonne année pour les PME en général. L’exercice 2019 a bien démarré, mais nous commençons à sentir une certaine crispation dans nos discussions avec les chefs d’entreprise. Au point que nous pouvons parler d’un potentiel point d’inflexion, dans la mesure où certaines grandes économies connaissent des taux de croissance proches de zéro ou sont même entrées en récession selon les indices des directeurs d’achat (PMI).

Un léger pessimisme s’est donc installé au cours de l’année, au fur et à mesure que le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine s’enlisait. Ce n’est pas tant la force du franc qui est crainte, dès lors que la plupart des PME ne sont que faiblement exposées au risque de devise. En revanche, les plus grands clients de nos PME sont parfois de grandes entreprises qui, elles, ressentent directement le ralentissement de l’investissement induit par l’incertitude latente. Il y a donc un effet ricochet.

Quel est le degré de préparation de ces entreprises face aux creux de cycle ou à des baisses significatives de l’activité globale?

Extrêmement variable. Il faut souligner globalement la grande résilience des PME durant les dernières périodes de ralentissement mondial, principalement expliquée par la flexibilité du marché du travail en Suisse, le faible recours à l’endettement, la capacité d’innovation, ainsi que par le positionnement des PME sur des biens et services à forte valeur ajoutée. Ce qui semble différent cette fois, c’est que les facteurs affectant l’activité économique semblent tout autant structurels que conjoncturels.

La digitalisation amène plus de concurrence internationale dans des niches de marché autrefois réservées, les clients demandent plus de traçabilité et de soutenabilité tout en exigeant des prix concurrentiels, le recrutement reste difficile pour les PME suisses dans un contexte de plein emploi et conserver les talents implique souvent l’usage de l’investissement dans des projets de développement. Les défis à venir sont donc à la hauteur de l’opportunité.

Il faut dire que de nombreux chefs d’entreprise se retrouvent seuls face à des décisions stratégiques importantes ou entouré d’une équipe interne limitée au sein du management. Il n’est pas évident pour un entrepreneur de jongler entre le quotidien des affaires et la vision à long-terme. C’est pour cela que notre équipe s’est dotée d’une task-force opérationnelle, notamment en charge de la transformation digitale, de l’export, du recrutement de personnel qualifié, du marketing et du droit, ainsi que d’experts sectoriels. Un conseil d’administration impliqué est plus que jamais une ressource précieuse et un outil stratégique puissant, malheureusement souvent sous-estimé au sein des PME.