On crée moins vite de bons emplois qu’on en détruit

Yves Hulmann

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Anton Brender et Florence Pisani, économistes chez Candriam, décortiquent les faiblesses actuelles des Etats-Unis.

 

La semaine dernière, le département du Commerce aux Etats-Unis a publié les chiffres révisés du produit intérieur brut (PIB) des Etats-Unis pour le premier trimestre. Avec une croissance estimée à 2,2% en rythme annualisé entre janvier et avril, la première économie mondiale a crû à un rythme proche de celui de la zone euro (2,5% au premier trimestre). En revanche, le taux de chômage aux Etats-Unis (3,8% en mai) est redescendu à son plus bas niveau depuis dix-sept ans, atteignant moins de la moitié de celui observé dans la zone euro (8,5% fin mars). Pour autant, Anton Brender et Florence Pisani, économistes chez Candriam Investors Group, sont loin de se laisser impressionner par la bonne tenue apparente de l’économie américaine. Dans leur ouvrage «L’économie américaine», publié dans la collection «Repères», «Edition La Découverte», les deux chercheurs pointent du doigt l’absence de progression d’une grande partie de la population depuis plusieurs décennies ainsi que les insuffisances des dépenses consacrées à la formation et aux infrastructures, tout comme les faibles investissements nets de nombreuses grandes entreprises. Entretien.  

«Nous n’avons pas l’ambition de dire
ce que sera le monde de demain.»
Pourquoi publier un nouveau livre à propos de l’économie américaine? Les lecteurs n’auraient-ils pas besoin d’avoir plus d’informations à propos des économies émergentes, comme l’Inde, le Nigéria ou le Vietnam par exemple, qui façonneront tout autant le monde au 21e siècle?

Anton Brender (A.B.): Sûrement, mais, en ce qui nous concerne, nous essayons de parler de sujets que nous maîtrisons un peu et nous n’avons pas l’ambition de dire ce que sera le monde de demain: ce que nous avons essayé de faire dans ce livre est de dégager l’origine des forces qui, au fil des décennies passées, ont donné à l’économie et à la société américaine – que nous étudions depuis maintenant une vingtaine d’années – leur visage d’aujourd’hui. Expliquer comment on est arrivé à la situation paradoxale où l’économie la plus avancée et la plus innovante de la planète s’avère incapable de générer du progrès social vaut la peine nous semble-t-il. D’abord parce que son expérience de pionnière peut livrer des leçons aux autres économies développées. Ensuite aussi parce que cette panne du progrès social aux Etats-Unis explique, selon nous, l’arrivée de Donald Trump. Et l’on découvre au fil des mois combien la présence d’un président populiste à la Maison Blanche peut affecter non seulement la conjoncture de la plus importante – par sa taille au moins – des économies de la planète, mais bien aussi la nature des relations économiques internationales. Comprendre comment on en est arrivé là nous semble utile! 

Ce sont donc ces facteurs fondamentaux qui ont eu le plus d’influence sur l’élection de Donald Trump, bien avant les spéculations autour de possibles manipulations des votes via les réseaux sociaux, les «fake news» ou les tentatives de déstabilisation du camp démocrate par la Russie?

A.B.: Oui et non. Si une partie des citoyens ont vécu de manière douloureuse les évolutions économiques de ces dernières décennies, il est logique en effet qu’ils aient été sensibles au discours d’un candidat comme Donald Trump, même si, pour une part, son discours les a touchés par des canaux susceptibles d’avoir été manipulés. Trump a su trouver les mots nécessaires pour mobiliser leur désarroi, les démocrates eux n’y sont pas parvenus.

Florence Pisani (F.P.): Dans le camp démocrate, seul Bernie Sanders a eu un discours qui aurait pu toucher les perdants de la globalisation, mais il n’a pas passé le cap des primaires.

«Donald Trump n’a pas tort lorsqu’il dit que la pénétration
de produits étrangers a supprimé des emplois aux Etats-Unis.»
Vous écrivez que «l’arrivée de Donald Trump ne s’inscrit pas dans le cadre de l’alternance habituelle entre Démocrates et Républicains» mais qu’elle est le «reflet d’un désarroi croissant». Vu d’Europe, les choses ne vont pourtant pas si mal aux Etats-Unis, où le taux de chômage est au plus bas depuis dix-sept ans. D’où vient ce désarroi?

A.B.: Que le taux de chômage soit aujourd’hui revenu sur les plus bas observés au début du siècle – après presque dix ans de politiques monétaire et budgétaire d’une audace jamais vue depuis la guerre – n’a pas redonné aux salariés américains les emplois industriels qu’ils ont perdus parce que produire ailleurs est moins cher. Et malgré un taux de chômage à 4%, le rythme de hausse des salaires vient à peine de commencer à accélérer un peu. Donald Trump n’a pas tort lorsqu’il dit que la pénétration de produits étrangers a supprimé des emplois aux Etats-Unis. Et proposer de restreindre l’immigration ne peut que plaire à ceux qui constatent que l’arrivée d’immigrés pèse sur la rémunération des travailleurs les moins qualifiés. Penser toutefois qu’arrêter l’immigration et freiner les importations va résoudre leurs problèmes est une erreur, même si cette idée simpliste peut séduire!

Pour expliquer ces réactions, vous mettez en particulier l’accent sur l’absence de progression du niveau de vie pour une grande partie de la population aux Etats-Unis. N’est-ce toutefois pas le cas aussi dans de nombreux autres pays – où pourtant les électeurs n’ont pas fait les mêmes choix politiques qu’aux Etats-Unis ces dernières années?

F.P.: Il y a, à mon avis, un phénomène spécifique aux Etats-Unis: depuis quatre décennies maintenant, si les salaires, corrigés de l’inflation ont en moyenne significativement progressé, ceux d’une moitié des emplois à temps plein occupés par des hommes ont eux stagné, voire baissé. Le niveau de vie d’une large partie de la population américaine fluctue en effet, plus encore que dans les autres économies développées, avec les cycles économiques. Lors des récessions, le pouvoir d’achat des salaires relativement faibles baisse. Et quand l’activité repart et que le chômage baisse, ces salaires remontent certes, mais juste assez le plus souvent pour retrouver leur niveau antérieur… et si le chômage ne baisse pas suffisamment, ils n’y parviennent même pas! C’est là une différence essentielle avec ce que l’on observe ailleurs. 

Vous évoquez aussi l’absence de redistribution des gains apportés par les progrès techniques. Là aussi, est-ce vraiment spécifique aux Etats-Unis?

F.P.: La mondialisation, l’ouverture au commerce international comme le progrès technique sont des phénomènes globaux qui sont un défi pour toutes nos sociétés. Ce qui diffère toutefois est la manière dont chacun y fait face: les efforts faits pour redistribuer les gains tirés du progrès technique ou de l’échange international sont très différents.

«Chaque pays, pris globalement, a intérêt à commercer avec les autres,
mais certains vont y gagner et d’autres y perdre.»

A.B.: On oublie en effet trop facilement ce que nous dit, par exemple, la théorie des échanges internationaux: chaque pays, pris globalement, a intérêt à commercer avec les autres, mais, au sein de chaque pays, certains vont y gagner et d’autres y perdre. Si l’on ne redistribue pas les gains de l’échange, en prenant un peu à ceux qui y gagnent, il y a fort à parier que ceux qui y perdent finiront par vouloir remettre en cause cette ouverture.

Cette logique de redistribution ne correspond pas vraiment à la mentalité américaine. Pourquoi les gouvernements devraient-ils mettre en place de tels mécanismes de redistribution?

A.B.: Une redistribution est nécessaire mais elle peut s’effectuer de plusieurs manières: directement – on prend à Dupond pour donner à Durant –, ou indirectement – en prélevant, par l’impôt sur les revenus de ceux qui bénéficient le plus de la mondialisation pour investir, au bénéfice de tous, dans l’éducation, dans les infrastructures et plus généralement dans l’amélioration de l’ensemble des services publics. Il est piquant de noter, de ce point de vue, qu’après avoir largement ignoré ce besoin de redistribution, les organismes internationaux, hier apôtres du libéralisme commercial, se font aujourd’hui les avocats d’une croissance plus «inclusive».

F.P.: Cela montre que le laisser-faire a ses limites. Et si vous laissez sa logique jouer jusqu’au bout, les perdants de la mondialisation… finissent par voter Trump! Le principe de destruction créatrice – tel qu’on aime le décrire dans les livres – est loin de fonctionner toujours parfaitement dans la réalité: s’il est facile et rapide de détruire des emplois, il est plus difficile d’en créer. Pour y parvenir, des entreprises mais aussi l’Etat doivent investir suffisamment et aux bons endroits. Sinon, on a toutes chances, comme aux Etats-Unis, de créer de bons emplois moins vite qu’on en détruit.

Vous insistez beaucoup sur la nécessité d’augmenter les investissements dans la formation et les infrastructures, qui à terme permettront de recréer de bons emplois. Pourtant, des endroits comme la Silicon Valley restent leader de l’innovation sur le plan mondial et ne semblent pas souffrir des insuffisances que vous avez évoquées dans ces domaines. 

F.P.: Le problème est que la Silicon Valley ne représente qu’une toute petite partie de l’emploi américain. La part des emplois industriels s’est, elle, massivement réduite. Ces emplois étaient relativement bien payés et valorisants. Mais beaucoup de ceux qui hier les occupaient ne disposent pas des qualifications requises pour occuper les emplois, bien payés eux aussi, qui se créent dans des secteurs relativement rémunérateurs comme les services aux entreprises ou la santé. Ils doivent alors se contenter d’emplois de services mal payés. La formation initiale joue ici un rôle essentiel. Or, les Etats-Unis, qui avaient la population la mieux formée au monde dans les années qui ont suivi la deuxième guerre mondiale, ont laissé leur système d’enseignement se dégrader. Pourtant, les pays industrialisés ont justement besoin d’excellents systèmes de formation pour pouvoir faire face à la concurrence des pays où le travail est moins cher.

«On a aujourd’hui exactement les mêmes problèmes
de destruction des emplois de milieu de gamme.»
En Europe, a-t-on su tirer les leçons de la problématique que vous décrivez pour les Etats-Unis?

F.P.: Non. On a aujourd’hui exactement les mêmes problèmes de destruction des emplois de milieu de gamme. Et les réponses apportées sont lentes: en France, on vient à peine de commencer à réformer la formation professionnelle. On constate pourtant le même mécontentement et le même désarroi d’une partie de la population. Une partie de ceux qui ont voté pour Le Pen ou Mélenchon réagissent de la même manière que ceux qui soutiennent Trump. En Italie aussi, on assiste, comme aux Etats-Unis, à une montée des populismes. 

En matière d’infrastructures, le programme proposé par Donald Trump va-t-il dans le bon sens?

A.B.: Ce plan est la seule chose adéquate du programme de Donald Trump – mais la seule aussi qu’il n’a pas mise en œuvre! Il a préféré d’abord baisser les impôts et augmenter les déficits publics. De plus, une partie de son programme d’infrastructures repose sur le principe d’un financement public-privé. Dans ce cadre, un investissement n’est réalisé que s’il est ou s’il paraît directement rentable via la perception d’un péage, par exemple. Si ce n’est pas le cas, il n’aura pas lieu même si, indirectement, il peut à terme apporter un gain important à toute une région.

L’argument d’une dette publique excessive aux Etats-Unis est régulièrement évoqué par les économistes. En même temps, aucun expert ne semble capable de définir à quel niveau se situe exactement le seuil à ne pas dépasser?

F.P.: Cela peut se comprendre. La question est de savoir à quoi a servi l’endettement public. S’il a servi à financer les infrastructures nécessaires au développement d’une région, à élever le niveau d’éducation et de formation professionnelle d’une population – la rendant ainsi capable d’occuper des emplois mieux rémunérés –, les impôts que l’Etat percevra quelques années plus tard augmenteront et son endettement passé ne sera pas source de problème. Il en ira bien sûr différemment si ses emprunts ont seulement servi à financer des dépenses inutiles.

Les baisses d’impôt annoncées pour les entreprises contribueront-elles à faire augmenter les investissements des sociétés?

F.P.: C’est peu probable. Les baisses d’impôts vont servir, pour leur plus grande part, à augmenter la distribution aux actionnaires – sous forme de paiement de dividendes ou de rachats d’actions: depuis maintenant vingt ans les profits des entreprises américaines n’ont cessé d’augmenter sans que cela ne se reflète dans leurs investissements. On ne voit pas pourquoi il en irait maintenant très différemment.

«Pour certaines entreprises comme Apple par exemple, leurs amortissements
suffisent à acquérir les nouveaux équipements dont elles ont besoin.»
Dans votre livre, vous insistez aussi à propos de l’insuffisance des dépenses d’investissement effectuées par de nombreuses grandes entreprises américaines – comment parviennent-elles alors à garder leur capacité d’innovation? 

F.P.: Nous ne parlons pas d’insuffisance mais de faiblesse par rapport aux profits qu’elles réalisent. Pour certaines entreprises comme Apple par exemple, leurs amortissements suffisent à acquérir les nouveaux équipements dont elles ont besoin, d’autant que les prix de ces équipements ont profondément baissé. Du coup, leur investissement net est faible. Elles n’ont donc pratiquement pas besoin pour le financer de prélever sur leurs profits après impôts, qu’elles rendent presqu’en totalité à leurs actionnaires. Seules quelques entreprises comme Tesla font ici exception.

Un événement qui a suscité énormément de commentaires de la part des économistes récemment est le franchissement du seuil des 3% des taux des bons du Trésor américain à dix ans en mai. Faut-il craindre un retour de l’inflation, alors que le taux de chômage est retombé à 3,9% en avril, puis à 3,8% en mai?

A.B.: Non, je ne crois pas à une accélération spectaculaire de l’inflation, même si elle devrait remonter un peu vers 2,5% cette année. D’abord, la pression sur les salaires reste, on l’a vu, faible. Ensuite, les gains de productivité sont anormalement bas aujourd’hui, et leur hausse pourrait réduire l’impact d’une éventuelle accélération des hausses de salaires sur l’inflation. Enfin, il faut se souvenir qu’aux Etats-Unis une part importante des services qui entrent dans l’indice des prix est relativement insensible aux tensions sur le marché du travail: à eux seuls les loyers représentent un tiers de l’indice des prix.