Actions émergentes: le sentiment des marchés a été trop pessimiste

Yves Hulmann

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Selon Luke Barrs de GSAM, les données fondamentales restent favorables dans les pays émergents. La Chine croît, le Brésil se redresse.

Les actions des marchés émergents ont été fortement sanctionnées en bourse en 2018. Cela alors que les économies des principaux pays émergents ont continué de croître l’an dernier. Comment expliquer ce décalage? Le point avec Luke Barrs, responsable de la gestion fondamentale des portefeuilles clients actions pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique (EMEA) («Head of the Fundamental Equity Client Portfolio Management Team EMEA») chez Goldman Sachs Asset Management.

La correction subie par les marchés des actions dans les pays émergents a été particulièrement marquée en 2018, avec un recul de plus de 15% en moyenne, sans qu’il n’y ait eu de ralentissement aussi prononcé de la croissance des principales économies émergentes. Comment expliquer cet écart?

On peut effectivement dire que la correction subie par les actions des marchés émergents a été disproportionnellement sévère par rapport à la situation fondamentale des économies émergentes. Il y a, certes, eu des phases de faiblesse de la croissance économique - par exemple en Chine en seconde moitié d’année - mais pas d’une ampleur spectaculaire. Si l’on prend le cas de la Chine, nous n’anticipons pas un scénario d’atterrissage brutal au cours de 2019 – même si les négociations sur le commerce entre les Etats-Unis et la Chine échouaient. Même en cas d’échec de ces négociations, cela se traduirait par un ralentissement de la croissance de l’ordre de 0,3%. En d’autres termes, on passerait d’une croissance du PIB chinois de l’ordre de 6,5% en 2018 à quelque chose comme 6,2%, ce qui n’est pas un si mauvais chiffre.

«La perspective plus agressive adoptée par la Fed
a pesé sur les actifs des marchés émergents.»
Les bourses n’évoluent pas seulement en fonction de données fondamentales mais aussi d’après le sentiment du marché. Pourquoi ce sentiment s’est-il autant détérioré concernant les pays émergents? 

Effectivement, le sentiment du marché a changé de manière dramatique concernant les actions émergentes, parfois en contradiction avec l’évolution des fondamentaux. D’un côté, les ratio cours/bénéfices (P/E) ont reculé de 15% et les devises émergentes ont fléchi d’environ 5% en moyenne. De l’autre, les dividendes et la croissance des bénéfices des entreprises des pays émergents ont progressé d’environ 12% l’an dernier. Clairement, on peut dire que le sentiment du marché a été exagérément pessimiste l’an dernier, sous l’influence d’un flux de nouvelles négatives autour des tensions commerciales, etc.

Certains investisseurs ne se sont-ils pas détournés des marchés émergents en raison de l’anticipation que la Fed rehausse ses taux, ce qui aurait rendu, comparativement, les placements en dollars plus attrayants que ceux libellés dans des monnaies de pays émergents? 

Sur le long terme, nous ne pensons pas que le cycle de la Fed puisse avoir un impact significatif sur les actions des marchés émergents, étant donné que la hausse des taux tend à coïncider avec une meilleure croissance aux Etats-Unis et, typiquement, aussi une croissance des bénéfices plus élevée pour les entreprises des pays émergents. Cela dit, la perspective plus agressive («hawkisch») adoptée par la Fed a pesé sur les actifs des marchés émergents, en particulier dans les pays qui présentaient des déséquilibres structurels et d’importants besoins de financement. Avec la Fed qui va maintenant vraisemblablement se mettre en mode pause dans un avenir immédiat, le contexte pourrait être un peu différent – et les actifs des marchés émergents pourraient bénéficier de conditions financières plus souples – même si cela ne change pas notre vision de base selon laquelle les fondamentaux demeurent solides et que cette classe d’actifs devrait à l’avenir, être soutenue par une croissance supérieure de ses bénéfices.

«Les marchés regardent souvent la Chine avec une vision trop à court terme.»
Si l’on revient plus en détail sur l’évolution des différents pays, quelles sont vos attentes pour la Chine cette année?

Comme je l’ai déjà en partie évoqué précédemment, les marchés regardent souvent la Chine avec une vision trop à court terme. Que la croissance atteigne cette année en Chine 6,5%, 6,2%, voire même 6% - dans le cas du scénario le plus négatif qui supposerait l’absence de tout accord entre la Chine et les Etats-Unis et des taxes douanières revues à la hausse sur un nombre encore plus grand de produits –, il s’agit toujours de taux de croissance relativement élevés. Beaucoup de pays industrialisés rêveraient d’afficher des taux de croissance aussi élevés! Pour la Chine, nous n’anticipons pas un scénario de hard landing. Le sentiment dominant actuellement sur le marché est celui d’une escalade supplémentaire des tensions entre les deux puissances américaines et chinoises. Une détente de la situation entre les Etats-Unis et la Chine se traduirait par de meilleurs chiffres économiques.

Autre marché émergent clé, le Brésil. Quelles sont vos attentes pour ce pays?

Bien que nous essayions d’identifier des opportunités d’investissement spécifiques au niveau des entreprises elles-mêmes et gardons nos distances avec les paris concernant l’évolution macro, nous avons une vue plus positive concernant le Brésil qu’il y a un an. L’issue des élections a été clarifiée. Tout n’est de loin pas parfait mais beaucoup de choses vont mieux qu’au milieu de la décennie. Il faut se rappeler que les années 2014 à 2015 ont été très difficiles au Brésil. Les choses se sont un peu améliorées à partir de 2016. Ensuite, en 2017, les entreprises ont commencé à adopter une attitude de type «wait and see» en attendant l’issue des élections. Au stade actuel, nous pensons que le président Jair Bolsonaro a réussi à s’entourer des bonnes personnes pour les fonctions importantes.

Certains spécialistes des pays émergents préfèrent se concentrer actuellement sur des pays de moyenne taille qui ont mieux su s’adapter à l’évolution rapide des marchés, tout en évitant de se mêler aux rivalités entre les grandes puissances. Qu’en pensez-vous? 

Nous avons souvent trouvé des opportunités intéressantes dans des marchés émergents de plus petite taille. Si l’on prend le cas du Vietnam par exemple, ce pays entre tout à fait dans cette description. Le pays profite d’une démographie favorable et d’une classe moyenne grandissante. En outre, beaucoup d’entreprises vietnamiennes ont tiré parti de la tendance au re-offshoring ou relocalisation de certaines activités à partir de la Chine. En revanche, la liquidité du marché de ce pays reste un problème pour les investisseurs étrangers.

En Amérique latine, nous sommes positifs au sujet du secteur bancaire péruvien. Pendant longtemps, les investisseurs ont considéré la bourse péruvienne comme une sorte de substitut au cuivre. Mais le pays n’offre pas que cela. Son secteur bancaire a été réformé et il développe toujours plus d’activités d’exportation.

En ce qui concerne l’Europe de l’Est, nous continuons à évaluer la situation en Géorgie, compte tenu d’un secteur mieux consolidé que par le passé susceptible de conduire à meilleure rentabilité.

En Afrique, les questions liées à liquidité des marchés restent un frein pour les investisseurs étrangers. Certains pays comme le Nigeria et le Kenya connaissent des développements intéressants mais, en ce qui les concerne, la question de la liquidité reste un défi considérable pour les investisseurs étrangers qui voudraient y placer de l’argent.

«Un thème intéressant, concernant plusieurs pays émergents,
est le développement du commerce en ligne.»
Y a-t-il certains secteurs particulièrement attrayants pour l’ensemble des pays émergents?

Il est difficile de trouver des caractéristiques communes pour différents secteurs donnés. Un thème intéressant, concernant plusieurs pays émergents, est le développement du commerce en ligne. Dans presque tous les pays d’Asie, vous trouvez un ou plusieurs champions du commerce en ligne. Dans tous ces pays, vous avez une population croissante de «digital natives» qui ont les moyens de dépenser de l’argent et qui le font toujours plus sur Internet. Un autre domaine est celui des sociétés de services en lien avec Internet: il ne s’agit pas des fournisseurs d’accès à Internet mais plutôt de toutes les entreprises qui mettent en place les réseaux, les équipements. Enfin, il y a aussi les entreprises liées au secteur du voyage: la part de la population dans des pays comme la Chine qui a les moyens de voyager à l’étranger a augmenté de manière exponentielle durant la dernière décennie.

Les marchés émergents n’échappent pas à la tendance d’une prise en compte accrue des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance). Pourquoi avez-vous lancé un fonds ESG consacrés aux actions des pays émergents?

Compte tenu de notre approche d’investissement par le bas («bottom-up»), nous avons toujours accordé de l’importance aux critères ESG dans notre grille d’analyse des actions des pays émergents. La gouvernance forme la base de notre analyse et elle évaluée de manière universelle à travers différents secteurs. La qualité et la durabilité des pratiques ESG fournissent un apport clé dans notre processus d’évaluation et de sélection de titres – et ces aspects sont centraux pour le succès de nos investissements. Cela ne sera pas différent dans notre nouveau portefeuille ESG. Avec ce portefeuille ESG, nous avons cherché à reconnaître les besoins croissants de nos clients de pouvoir aligner leurs investissements avec leurs propres valeurs éthiques. C’est pourquoi nous avons pris la décision d’éviter les investissements dans des branches spécifiques affublées d’un «drapeau rouge».