Luxe: privilégier les marques pour les plus riches

Emmanuel Garessus

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Expert du luxe depuis plus de deux décennies, Flavio Cereda, gérant auprès de GAM, indique les valeurs qu’il a récemment introduites et ses valeurs suisses préférées.

Les grandes valeurs du luxe présentent une performance absolument étonnante ces dernières années. Les piliers de leur progression vont-ils rester aussi solides à l’avenir? Flavio Cereda, gérant du fonds GAM Luxury Brands Equity, analyse les perspectives du secteur. S’il gère ce fonds depuis octobre -un créé en 2008- il suit les valeurs du luxe depuis plus de deux décennies du côté «sell side». «Ma première «exposition» aux valeurs du luxe remonte à l’IPO de Gucci», se rappelle-t-il. Flavio Cereda répond aux questions d’Allnews:

Quels sont les principaux changements que vous avez observé, sous l’angle de l’investisseur, dans le luxe ces dernières années?

Comme dans de nombreux secteurs, les principaux changements sont étroitement liés à la période du covid.

Au plan boursier, le secteur du luxe est relativement nouveau, mais l’une de ses principales particularités est d’être beaucoup plus résilient que l’on croit. Au cours des 30 dernières années, le secteur n’a connu que trois années négatives en bourse, dont l’année 2020. Le taux de croissance annuel moyen s’est élevé à 6 à 7% avant la pandémie. L’année 2020 a été négative comme dans d’innombrables branches. Puis, en 2021 et 2022 la progression moyenne a bondi à plus de 20%. Cela signifie que de nombreuses valeurs ont cru de 30% ou davantage. Une telle hausse était presque insensée. En 2023, une décélération s’est présentée avec une hausse de 8 ou 9%, qui est ainsi demeurée supérieure à la moyenne historique. En 2024, nous devrions observer une progression inférieure à la moyenne, mais dans une optique à 3 ans nous devrions assister à une normalisation et à un retour à la croissance historique de 6 à 7%.

«Au cours des 30 dernières années, le secteur n’a connu que trois années négatives en bourse, dont l’année 2020».

Quels ont été les moteurs de ces changements?

Avant le covid, nous avons assisté à un effet de polarisation. Les groupes qui dépassaient la moyenne présentaient une croissance nettement plus rapide que précédemment et que leurs concurrents. L’écart s’est sans cesse élargi. Avec le covid, l’écart est devenu énorme, au point de ne plus être réversible. Il pourrait éventuellement diminuer dans certaines branches, mais l’écart restera considérable. La pandémie a amplifié la polarisation.

Quels ont été les autres effets?

La période du covid a produit un 2e effet. Elle a permis aux meilleures marques d’atteindre un niveau de rentabilité qu’elles n’avaient jamais rencontré dans le passé. Leur actuel défi consiste à ne pas réduire ce niveau, lequel dépasse de 30 à 40% celui d’avant le covid.

Le 3e effet porte sur le comportement du consommateur chinois. Il s’agit du plus important consommateur dans le secteur. Avant la pandémie, les deux tiers des acheteurs chinois de biens de luxe les achetaient hors de Chine, pour quantité de raisons. Les produits de luxe étaient meilleur marché. L’achat à Milan ou à Paris plutôt qu’à Shanghaï traduisait un statut supérieur Enfin, le voyage en Europe donnait accès à un plus grand assortiment. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Il existe toujours une différence de prix, au profit de l’Europe. Mais il est plus difficile pour les Chinois de voyager et les produits sont identiques. Même si le consommateur chinois est le principal consommateur de biens de luxe, le besoin de voyager à l’étranger a diminué. Nous ne retrouverons pas le niveau d’avant le covid. C’est un changement majeur pour les grandes marques du luxe parce que le consommateur chinois est soit le plus important soit le numéro 2, rarement au-delà.

Il en résulte que les groupes de luxe doivent adapter leur modèle. Ils ont besoin d’augmenter le nombre de leurs magasins en Chine.

Ces trois changements sont considérables parce qu’ils se sont produits rapidement. Certains groupes se sont adaptés bien plus vite que d’autres.

Si des changements majeurs peuvent se produire aussi rapidement, est-ce que cela traduit une fragilité et que la valorisation des titres du luxe est trop élevée?

Si d’ici 3 ans nous assistons à une normalisation de la croissance moyenne à 6 ou 7%, plusieurs groupes présenteront des taux de croissance à deux chiffres. Certes, les sociétés devraient gérer les coûts attentivement et trouver un optimum dans leur portefeuille de produits entre les effets de prix, de volume et d’assortiment. La question est celle de l’élasticité de la demande au «pricing». Certaines marques ont relevé les prix excessivement et d’autres peuvent les augmenter davantage. Hermès est l’exemple parfait. La société a moins augmenté ses prix que ses concurrents et dispose d’une plus grande marge de manoeuvre pour les augmenter davantage si elle le désire. Mais une hausse supplémentaire ne modifierait pas fortement les marges.

Quel est le risque lié à la Chine?

Par rapport aux consommateurs chinois, je pense que le gouvernement chinois ne tient pas à revenir à la situation d’avant le covid. Si le consommateur chinois peut se payer un voyage en Europe, il peut acheter un bien où il le désire à condition de le déclarer au fisc. La question est alors de savoir pourquoi acheter une marque de luxe à l’étranger, sachant que la différence de prix n’en vaut plus la peine et que l’assortiment est identique en Chine. Ce n’est plus qu’une question de statut d’acheter en Europe.

Quant à la polarisation, je ne crois pas à sa réversibilité.

Quelles sont les perspectives du riche consommateur chinois restent aussi favorables dans le cadre de la reprise en main de l’économie par le parti?

On ironise souvent sur le fait que le plus grand pays communiste est le premier acheteur de biens de luxe. Certains riches Chinois ont quitté le pays. L’inquiétude, avant le covid, portait moins sur la lutte contre la corruption et les cadeaux que le thème de la prospérité partagée. Ce thème ne s’est jamais traduit par une lutte contre le luxe, mais plutôt contre la visibilité et contre l’étalage de luxe. Xi Jinping ne s’opposait nullement aux riches qui vivent au pays et paient leurs impôts. En revanche, il n’apprécie nullement ceux qui achètent un bracelet à un demi-million de dollars et publient des «posts» sur les réseaux sociaux sur leur train de vie de luxe, car c’est considéré comme un étalage vulgaire. Si le gouvernement change de stratégie et s’attaque aux richesses elles-mêmes, alors les marques de luxe auront un problème. Mais je suis confiant. Le consommateur riche est suffisamment intelligent pour ne pas commettre des impairs et ne pas tomber dans le piège de la visibilité. Un risque existe, mais je ne le surestimerais pas. Fondamentalement, la Chine est la plus grande opportunité dans le luxe, ainsi que son plus grand risque.

Etes-vous intéressé à investir dans des situations de retournement?

Les situations de retournement sont difficiles si la croissance se normalise.

Quelle est votre stratégie? Acheter les gagnants du passé?

Ma stratégie, depuis mon arrivée en octobre, consiste à «surprimer». Tout le monde veut acheter les marques gagnantes. Mais je cherche à passer à un échelon encore supérieur. Je pense que les consommateurs ambitieux («aspirationnal consumers»), ceux qui aspirent à plus dans la vie, seront assez volatiles ces 3 prochaines années, en raison par exemple d’une certaine insécurité de l’emploi.  Je ne veux pas détenir dans mon portefeuille les marques qui dépendent de ce type de consommateur volatile. Mieux vaut avoir des marques qui plaisent aux consommateurs vraiment riches. Cette stratégie devrait être plus sûre.

Est-ce qu’il y a des exceptions?

Il existe des exceptions, par exemple Moncler, qui a très bien pu développer sa marque. Par contre, je n’ai pas de Burberry en portefeuille. Tout ce que Moncler fait juste, Burberry le rate.

Pourquoi votre portefeuille se concentre-t-il beaucoup plus sur l’Italie et la France que l’indice et pourquoi sous-pondérez-vous les Etats-Unis?

Le fonds se concentre sur quelque 50 pures marques de luxe. Or il n’y a pas de réelle marque de luxe américaine. Il existe toutefois des marques américaines dans des domaines satellitaires. Les pures marques représentent l’équivalent du pistil pour une fleur, les satellites sont les pétales. Les satellites concernent les dépenses autres que les purs biens de luxe, comme les hôtels ou les boissons des riches consommateurs. Je trouve quelques noms américains dans ces domaines satellitaires.

«Dans une optique à 3 ans nous devrions assister à une normalisation et à un retour à la croissance historique de 6 à 7%.»

Pourquoi Ferrari et non Tesla?

Ferrari est une marque de luxe, mais pas Tesla. Notre fonds s’intéresse aux marques de luxe et n’est pas un fonds sur la consommation. Par son prix et son type de consommateur, Tesla n’appartient pas au luxe.

Comment votre fonds réagit-il à la correction des marchés?

La valorisation est importante jusqu’à un certain point. Si elle reflète la catégorie de consommateurs d’une marque et le momentum d’une marque, elle ne m’intéresse pas beaucoup. Je possède des titres très chers en termes de PER, comme Hermès, Ferrari ou Brunello Cucinelli. La valorisation peut être un piège dans le luxe. Certaines actions ont de bas multiples et sont donc bon marché, mais pour de bonnes raisons.

Les bénéfices des sociétés sont importants. Est-ce que vous changez votre portefeuille à la publication d’un trimestre décevant?

Un résultat trimestriel est une information sur le court terme. Une déception sur le résultat trimestriel mérite d’être analysée afin de savoir si elle est le symptôme de développements plus graves. Il est aussi possible qu’elle résulte d’un élément exceptionnel qui ne remet pas la tendance et la «story» en question.

Depuis votre arrivée en octobre, quels nouveaux noms de sociétés avez-vous ajouté au portefeuille?

Nous avons introduit Brunello Cucinelli, avec une position significative, On Running, Zegna, OneSpa, dans les soins de beauté lors de croisières. Et nous avons des titres de la société de boisson de luxe chinoise Moutai, probablement la seule vraie marque de luxe de Chine. Sa valorisation dépasse celle des tous les groupes de boissons occidentaux.

Que pensez-vous des afflux de capitaux dans les titres de luxe?

Le début d’année a été excellent, puis nous sommes entrés dans une phase de correction qui s’explique par le fait que le premier semestre sera plus difficile que le second, en 2024. Je suis optimiste sur la deuxième partie de l’année.

Quelles sont vos convictions sur les marques de luxe suisses?

Cela dépend du pays choisi pour On Running, qui est cotée aux Etats-Unis. Nous possédons aussi Lindt & Sprüngli, l’une des rares sociétés cotées dans l’alimentation de luxe, avec un bilan très solide. Nous sous-pondérons Richemont et nous n’avons pas Swatch.

Comment accumulez-vous les informations clés pour le luxe? Avez-vous visitez Watches & Wonders à Genève?

Non. C’est un grand moment de plaisir, mais le management des sociétés préfère y parler aux consommateurs qu’à des gérants de fonds, et c’est bien ainsi. J’accumule les informations à travers des discussions avec des personnes qui visitent ces événements, des gérants de grands magasins et lors de nombreuses rencontres avec la direction des entreprises.

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